Les théâtres genevois cloués par la maladie
La Comédie de la gare des Eaux-Vives devrait être inaugurée en janvier 2021, dans le meilleur des cas. Sa direction a dû renoncer à une ouverture le 19 septembre prochain. Denis Maillefer explique ce choix et ébauche des scénarios pour le futur de l’insti
Sur l’échiquier de nos urgences, les grands projets culturels de la rentrée genevoise tombent comme de vulgaires pions. La nouvelle Comédie, ses deux salles dernier cri, ses ateliers de construction vastes comme les cales d’un paquebot n’ouvriront pas le 19 septembre comme c’était prévu. Le Covid-19 a imposé sa loi, là aussi, et le chantier a stagné. Dans le meilleur des cas, l’inauguration du théâtre est reportée à janvier, dévoile son codirecteur Denis Maillefer.
A dix bonds de là, le Pavillon de la danse, caravelle qui témoigne de l’excellence genevoise dans le domaine, ne déploiera pas ses voiles à la fin de l’été comme c’était écrit. L’appareillage
est repoussé à mars. Sur ce même échiquier cantonal, le tout moderne Théâtre de Carouge verra sa naissance elle aussi différée, probablement à la fin du printemps.
Ce calendrier bouleversé est le symptôme d’une maladie systémique. La vie culturelle s’est arrêtée à la mi-mars et elle n’a pas repris le 11 mai. Des centaines de professionnels – techniciens, machinistes, costumiers, éclairagistes – attendent que leur quotidien ne soit plus pestiféré; qu’on puisse envisager le travail sans craindre l’attaque perfide d’un virus.
De leur côté, des milliers de spectateurs partagent le même spleen.
Comment rire, penser, rêver devant Arlequin ou Lear quand un climat anxiogène transforme en acte de courage ce qui relevait du plaisir, quand un postillon mal orienté devient suspect?
Le coronavirus a détraqué le beau corps vibrant des arts vivants. Il menace de le transformer en charpie. Si des mesures ad hoc de soutien aux intermittents, qu’ils soient comédiens ou artisans de l’ombre, ne sont pas prises par les collectivités publiques, les conséquences sociales sur la profession seront lourdes. Il y a donc urgence, dans ce secteur également.
L’ouverture, début 2021, de la
Comédie de la gare des Eaux-Vives devrait dès lors aussi revêtir ce sens: marquer l’attachement d’une population et de ses édiles à ceux qui fabriquent des histoires qui nous rassemblent. Car le théâtre a ces fonctions-là, depuis Sophocle: nous divertir, c’est-à-dire nous alléger; nous affûter, c’est-à-dire nous rendre capables de dénouer les noeuds de nos crises; nous élever, c’est-à-dire nous permettre de distinguer l’essentiel.
Quand le ciel de nos espoirs est douteux, les hérauts de nos nuits sont plus nécessaires que jamais. Avec les ouvertures en cascade de la Comédie, du Théâtre de Carouge et du Pavillon de la danse, c’est cette mission de toujours que l’on s’impatiente de fêter.
Quand le ciel de nos espoirs est douteux, les hérauts de nos nuits sont plus nécessaires que jamais
Le Covid-19 est rabat-joie. Depuis 2017, les Genevois, amateurs de théâtre ou pas, avaient noté en lettres rouges que le mois de septembre 2020 serait celui où ils se presseraient sur le parvis de la nouvelle Comédie. Beaucoup s’étaient imaginés prendre le Léman Express, faire halte à la gare souterraine des Eaux-Vives et déboucher, en sifflotant, sur la place où règne ce palais de la fiction. Pour le plaisir d’être ravis.
A la tête de la maison, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer ont longtemps espéré inaugurer le théâtre le 19 septembre, comme prévu. La fête aurait été contagieuse: le coronavirus aurait filé droit. Mais la liesse est remise à 2021, révèle Denis Maillefer.
Quand la nouvelle Comédie sera-t-elle inaugurée? Au vu de l’arrêt prolongé du chantier, de sa reprise récente, on ne peut pas tabler sur une inauguration avant 2021. Nous planchons sur un scénario où on ouvrirait en janvier.
Mais une partie du bâtiment sera utilisable avant. Pourquoi ne pas exploiter la grande salle par exemple, ce qui permettrait d’accueillir déjà des productions importantes? Parce que nous n’en avons pas l’autorisation; en outre, des répétitions s’y dérouleront. Même si cela était possible, ce serait évidemment décevant pour le public. Vous imaginez les spectateurs déambuler dans des zones délimitées? Cela nourrirait une frustration. Nous n’avons pas envie d’un théâtre vaguement ouvert. Il faut que la population puisse en prendre pleinement possession.
Quand vos équipes vont-elles l’investir? L’équipe chargée de la construction de décors commence son déménagement cette semaine. C’est la première phase du transfert du bâtiment des Philosophes à celui des Eaux-Vives. Mais un tel déplacement ne se fait pas en trois jours. Il implique non seulement des personnes, mais aussi des équipements et un matériel considérables.
Est-ce à dire que vous pourriez y répéter les futurs spectacles de la Comédie cet automne? Tout dépendra des conditions de sécurité sanitaire. On espère pouvoir travailler dans les deux salles dès novembre. Nous aurions alors deux mois pour apprivoiser l’outil dans toutes ses subtilités et ses exigences techniques. Car il ne suffira pas de s’installer pour maîtriser sa mécanique: deux mois de rodage, c’est un minimum pour cette prise en main, pour assurer la sécurité des artistes et des spectateurs et créer les premiers spectacles.
Pourquoi ne pas utiliser le bâtiment du boulevard des Philosophes à la rentrée alors? Mais parce qu’on ne peut pas avoir deux équipes opérationnelles en même temps, l’une aux Philosophes, l’autre aux EauxVives. Néanmoins, on réfléchit à des propositions artistiques légères qui pourraient se jouer aux Philosophes devant un nombre réduit de spectateurs, pour respecter les consignes sanitaires. Des performances se déploieraient ainsi au foyer ou dans un studio, voire en plein air.
Comment protéger public, acteurs et techniciens? C’est la grande affaire du moment. Obliger les spectateurs à porter un masque et à maintenir deux sièges de distance est théoriquement possible. Dans les faits, de telles mesures peuvent être dissuasives. Pour les comédiens et les techniciens, c’est encore plus compliqué: leur travail implique une proximité physique, ne serait-ce que lorsqu’on doit équiper un interprète d’un micro sans fil. Comment faire pour que les contacts soient le moins dangereux possible?
Artistiquement, le problème est donc insoluble? Une lecture performative, comme on dit, avec deux comédiens devant un lutrin et un micro, est évidemment possible. Mais les spectacles que nous avions prévus cet automne, qu’ils soient produits ou invités par la Comédie, n’intègrent naturellement pas la nouvelle donne sanitaire.
Depuis la mi-mars, la Comédie est fermée au public. Quel est le coût de cet arrêt? Notre chance dans le malheur était que nous clôturions la saison début avril pour nous permettre de déménager. Le coût est relativement faible: il correspond aux cachets que nous avons réglés aux compagnies et au manque à gagner de la billetterie de la dizaine de représentations que nous avons dû annuler. La perte est compensée par les frais que nous n’avons pas engagés pour les séjours et voyages des artistes, notamment.
L’institution n’est donc financièrement
pas affaiblie? Nous bénéficions de subventions, ce qui nous donne une stabilité. Mais cela deviendra plus compliqué si nous sommes dans l’impossibilité de produire des spectacles, fussent-ils modestes, l’automne prochain.
Vous deviez doubler vos effectifs, passant d’une trentaine d’employés à 60, afin de faire face aux obligations d’un théâtre deux fois plus grand. Qu’en est-il de ces engagements?
Certains sont suspendus en attendant d’évaluer exactement nos besoins dans le nouveau contexte. Si on ne peut pas produire et proposer ce qui était prévu par notre projet, il serait économiquement suicidaire d’agrandir les équipes. Et éthiquement contestable!
Quand annoncerez-vous au public l’affiche de la prochaine saison?
Il faudra d’abord communiquer la date d’inauguration, quand celle-ci sera définitivement fixée. Nous présenterons ensuite, probablement en septembre, notre programmation.
Sera-t-elle amputée? Elle sera forcément différente, oui. Nous devrons reporter aussi à la saison 2021-2022 certains spectacles.
Comment faire revenir les gens au théâtre?
C’est une autre grande question. Le public aura-t-il envie de retourner dans les salles obscures si le risque de contracter le virus est toujours présent? Une partie des amateurs de théâtre est âgée. Prendra-t-elle le risque de sortir?
D’autres seront aussi fragilisés économiquement. On réfléchit à des politiques tarifaires avantageuses, des représentations gratuites par exemple, ou avec un prix très bas et symbolique. Mais à ce stade, ce sont des hypothèses.
Cette crise va-t-elle obliger la profession à changer ses modes de production et de collaboration, notamment avec des théâtres étrangers?
On ne sortira pas du jour au lendemain d’un système de coproduction, qui associe plusieurs théâtres pour financer un spectacle. Cela permet à une création d’être jouée plus longtemps, de tourner, et cela en diminue le coût. Mais je pense que nous serons plus attentifs au prix éthico-écologique de nos choix. On ne peut pas prôner la relocalisation d’un certain nombre d’activités et ne pas y réfléchir pour le théâtre.
La Comédie a pourtant une vocation internationale…
Oui, et nous y tenons. Mais on peut faire les choses autrement. Inviter, comme nous le prévoyions dans notre projet, de grands créateurs étrangers à travailler avec des comédiens de la région.
Janvier, ça paraît néanmoins très loin…
Nous voulons, Natacha Koutchoumov et moi, que cette ouverture soit festive, que la population découvre sans peur un lieu extraordinaire. Ouvrir en janvier, dans le meilleur des cas, c’est se donner une chance de plus pour que cette ouverture soit heureuse. Nous n’avons pas envie de spectateurs masqués, distants de trois mètres, sans la possibilité d’aller au bar… A long terme, ce n’est pas supportable.
Certains praticiens prônent des formes intimes. Serait-ce une solution?
Ce bâtiment a été construit pour qu’on fasse du théâtre pour un public nombreux. Si on était condamnés aux formats modestes à long terme, cela ne correspondrait pas à la mission artistique qu’impliquent les volumes de ce bâtiment. A nous d’inventer quelque chose qui ait de l’allure. ■
«On réfléchit à des politiques tarifaires avantageuses, des représentations gratuites par exemple»