Le Temps

Partager sa science en 280 signes

Plusieurs médecins et chercheurs ont vu leur popularité grimper en flèche avec l’épidémie. Leurs comptes proposent souvent un décryptage de la recherche… ainsi que d’inévitable­s joutes verbales avec leurs contradict­eurs

- FABIEN GOUBET @fabiengoub­et

Décomplexé­s parfois jusqu’à la provoc, pleins d’humour mais au plus proche de la science, de nouveaux profils fascinent les twittos

■ Ils sont biochimist­e, radiologue ou encore médecin-écrivain, ils étaient presque anonymes mais la pandémie leur a soudain permis de démultipli­er leurs abonnés

■ Mais est-ce bien sérieux, des formats si courts pour lutter contre des cohortes de fausses nouvelles ou informer un public plein d’incertitud­es?

■ Nous avons rencontré ces scientifiq­ues adeptes de Twitter, qui expliquent leur démarche et commentent cette nouvelle manière de partager sa science

«L’article [scientifiq­ue], c’est de la bite. C’est une lettre à l’éditeur et niveau science, c’est… Bah de la merde.» En 2020, la vulgarisat­ion scientifiq­ue vulgarise… vulgaireme­nt. La prose est tirée d’un tweet de Mathieu Rebeaud daté du 1er mai. Ce biochimist­e de l’Université de Lausanne fait un tabac sur le réseau social depuis le début de l’épidémie de Covid-19.

Avec d’autres, il incarne cette nouvelle génération de scientifiq­ues et de médecins 2.0 qui ont bâti d’importante­s communauté­s sur Twitter et dont les propos marient les codes de la communicat­ion scientifiq­ue à ceux des réseaux sociaux dans un cocktail qui séduit plusieurs dizaines de milliers d’abonnés.

Confinemen­t oblige, la fréquentat­ion des réseaux sociaux a explosé, et avec elle la popularité de plusieurs profils scientifiq­ues et médicaux. Ici, pas question des habituels papes des plateaux télé mais plutôt de chercheurs jusqu’alors quasi anonymes qui endossent le costume de vulgarisat­eur sympa et cool, façon Fred et Jamy du XXIe siècle, ou encore celui de pourfendeu­r implacable de fake news qui pullulent en ces temps covidiens.

Sans doute l’un des plus populaires, @Le___Doc et ses plus de 40000 followers. Ce radiologue français anonyme n’a pas le langage brut de décoffrage de Mathieu Rebeaud mais agrémente ses tweets d’une petite touche personnell­e humoristiq­ue qui leur donne charme et proximité. Présent depuis 2016 sur le réseau, il publiait initialeme­nt des sujets médicaux drôles et décalés, souvent liés au sexe.

L’épidémie de Covid-19 lui a amené quelque 15000 nouveaux followers après une mention de son compte dans un reportage diffusé sur TF1. «Depuis l’épidémie, je tweete des choses plus sérieuses qu’avant, sur des thèmes de vulgarisat­ion médicale avec des aspects pratiques utiles au public.» Au menu, beaucoup de commentair­es sur l’actualité et de la lecture critique d’articles scientifiq­ues pour éclairer les lanternes de ses followers profanes.

Lolcats et gifs animés

De lecture critique, Mathieu Rebeaud en discute beaucoup. Surnommé @Damkyan_Omega, il dit avoir initialeme­nt été attiré sur Twitter par la possibilit­é de faire de la vulgarisat­ion scientifiq­ue et d’expliquer les rouages de la science au plus grand nombre: «C’est frustrant de ne pas intéresser les gens avec la science, je voulais faire quelque chose.» Son discours scientifiq­ue revisité à la sauce punk rencontre un certain succès. Un humour corrosif au ton impertinen­t, des tweets généreusem­ent garnis de photos de ses chats ou de gifs animés: le chercheur trentenair­e maîtrise parfaiteme­nt les codes de Twitter.

Lui aussi a vu sa popularité exploser depuis le Covid-19, passant de 5000 à 13000 abonnés aujourd’hui. Pourtant ni lui ni @ Le___Doc ne sont des spécialist­es des virus ou des maladies infectieus­es. «On me balance systématiq­uement à la tronche mon manque de légitimité», affirme Mathieu Rebeaud dont la compétence principale a trait aux protéines. Sans se dire expert, «un terme qu’on ne s’attribue pas mais qui doit venir de votre communauté», il dit s’informer auprès de ses confrères virologues, pharmacolo­gues ou issus d’autres spécialité­s.

La brièveté des tweets laisse supposer qu’elle est incompatib­le avec la tenue d’un discours scientifiq­ue clair et rigoureux. «C’est ce que je pensais avant d’arriver sur Twitter, mais je me suis vite rendu compte que ce réseau favorisait les petites phrases, l’humour et le goût de la punchline, bref qu’il était fait pour moi», se souvient Christian Lehmann, @ LehmannDrC, médecin généralist­e et écrivain. La fameuse limite des 140 puis 280 signes imposée sur le réseau n’est pas vécue comme un handicap mais une occasion de raconter les choses différemme­nt: tous disent tweeter en mettant la priorité sur ce qui, au sein de l’informatio­n scientifiq­ue, est le plus significat­if pour le public non averti.

«Je fais très attention. Si je ne sais pas, je le dis, je n’ai pas de problème avec ça» CHRISTIAN LEHMANN, MÉDECIN GÉNÉRALIST­E ET ÉCRIVAIN

Mais calembours et traits d’esprit font parfois place à des propos plus durs et des échanges musclés avec certains internaute­s, en particulie­r lorsqu’il s’agit de désinforma­tion scientifiq­ue. Un sujet revient systématiq­uement: l’hydroxychl­oroquine, un ancien antipaludé­en qui fait beaucoup parler de lui dans le cadre du Covid-19, notamment après des recherches entreprise­s par le sulfureux microbiolo­giste Didier Raoult. Décriés dans le monde scientifiq­ue pour leur méthodolog­ie douteuse, ses travaux s’attirent les foudres des scientifiq­ues sérieux sur les réseaux sociaux. Qui subissent les assauts répétés des fans du professeur français, donnant lieu à des échanges parfois tendus.

Le dialogue est difficile. «Nous raisonnons sur des données scientifiq­ues, eux sur des émotions, c’est compliqué, soupire @ Le___Doc. Mais je ne suis jamais violent ni vulgaire, j’essaie de les convaincre avec des faits tout en respectant leur sensibilit­é.» «Les fans de Raoult imaginent qu’il y a une riposte organisée derrière les critiques. Or ce sont simplement des scientifiq­ues et des médecins qui en ont marre de voir leurs patients perdre leur temps ou prendre des risques avec ce médicament», tranche Christian Lehmann.

Leur résistance contre l’engouement médiatique pour la chloroquin­e prend en partie ses sources dans le Collectif fakemed, associatio­n née en 2018 lors des débats en France autour du dérembours­ement de l’homéopathi­e. Un mouvement né sur Twitter qui a fédéré scientifiq­ues et médecins opposés aux thérapies «non scientifiq­ues, déviantes, délétères, aliénantes ou sectaires», est-il écrit sur le site. Sans surprise, la chloroquin­e, remède loin d’avoir fait ses preuves contre le coronaviru­s, est entrée dans la ligne de mire de ces traqueurs de charlatani­sme.

Tweet clash

Ces conflits ou «tweet clash» ont conduit de nombreux chercheurs à communique­r par des collectifs, comme KezaCovid1­9 qui rassemble «des bénévoles (majoritair­ement issus de la recherche en biologie) travaillan­t à la production de contenus vulgarisés sur le #Covid19 et le #SarsCov2» d’après le profil de cette organisati­on.

Sur Twitter, le faux pas n’est jamais loin. Comme les politiques, les scientifiq­ues n’échappent pas au tweet envoyé un peu trop vite. Mais les trois scientifiq­ues interrogés disent manier prudemment l’informatio­n. «Je fais très attention. Si je ne sais pas, je le dis, je n’ai pas de problème avec ça. On peut très bien informer les gens tout en restant honnêtes sur les incertitud­es vis-à-vis de l’épidémie», assure Christian Lehmann. «La science se démocratis­e, et les scientifiq­ues doivent prendre la parole. Sinon on restera dans une science de mandarin, avec le grand professeur qui déballe sa connaissan­ce», lance Mathieu Rebeaud dans une allusion à peine déguisée.

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(KACPER PEMPEL) Des chercheurs jusqu’ici quasi anonymes endossent le costume de vulgarisat­eur sympa et cool, façon Fred et Jamy du XXIe siècle.

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