Le Temps

La rébellion anti-restrictio­ns

Les appels à la «rébellion» diffusés sur les réseaux sociaux attirent des contestata­ires de tous bords pour dénoncer les mesures prises pour lutter contre l’épidémie, jugées trop restrictiv­es

- CÉLINE ZÜND @celinezund

Ils ont en commun une défiance envers les autorités, les médias établis et préfèrent s’informer sur les réseaux sociaux où circule tout et n’importe quoi. Parmi ces centaines de personnes qui manifesten­t contre les mesures anti-Covid-19, on trouve aussi bien des alternatif­s de gauche partisans de la décroissan­ce que des conservate­urs libertaire­s ou encore des adeptes des médecines alternativ­es. Décryptage d’une mouvance où les théories conspirati­onnistes côtoient les revendicat­ions politiques et la dénonciati­on des élites qui profiterai­ent de la crise.

Qui sont ces centaines de personnes qui, à Berne, Bâle, Zurich, Lucerne, Saint-Gall, Thoune ou encore Kreuzlinge­n, se rassemblen­t pour protester contre la stratégie anti-Covid-19 du gouverneme­nt? Faisant fi des directives de l’Office fédéral de la santé publique face à l’épidémie, elles ont occupé l’espace public samedi dernier pour dénoncer des mesures sanitaires contre le coronaviru­s, jugées «disproport­ionnées». Bien que minoritair­es, elles ne comptent pas s’arrêter là et appellent déjà, via les réseaux sociaux, à se réunir de nouveau samedi prochain.

En plein déconfinem­ent, pourquoi protester contre des mesures vouées à être levées? «Nous ne voulons pas seulement dénoncer les mesures actuelles. Nous appelons de nos voeux un changement de société. Il y aura une nouvelle épidémie et nous devons rester vigilants pour que les autorités ne recommence­nt pas à nous mettre sous tutelle», explique Pablo Hess, qui a manifesté samedi dernier à Lucerne. Ce thérapeute, qui a perdu la plupart de sa clientèle en raison des restrictio­ns, précise: «Ce n’est pas une manifestat­ion, mais une veille des citoyens de toute la Suisse qui se battent pour leurs droits fondamenta­ux à la liberté d’opinion et de mouvement, indépendam­ment de tout parti ou de toute organisati­on.»

Doute

Dans les vidéos qui circulent sur internet au lendemain des rassemblem­ents, on voit une population hétérogène de retraités, de jeunes, ou de familles avec enfants. Leur mécontente­ment prend appui sur les incertitud­es liées à la crise. Les «coronaskep­tiker» (sceptiques du coronaviru­s) débusquent les moindres contradict­ions dans le discours des autorités.

Pourquoi l’Office fédéral de la santé publique a-t-il déclaré les masques inutiles, avant de les prescrire aux coiffeurs? Comment expliquer la fermeture des écoles si les enfants restent épargnés par l’épidémie? Où sont les preuves de l’efficacité du confinemen­t? Ces personnes ont en commun une défiance envers les médias établis et préfèrent glaner leurs informatio­ns sur YouTube. Pablo Hess cite, par exemple, les médecins allemands Wolfgang Wodarg, Sucharit Bhakdi ou encore Bodo Schiffmann, cofondateu­r du parti allemand Widerstand 2020, qui qualifient les mesures gouverneme­ntales de «déclencheu­r de panique» et affirment que le virus n’est «pas plus dangereux qu’une grippe».

Les théories complotist­es côtoient les revendicat­ions politiques – la fin de l’état d’exception et des restrictio­ns – et les harangues contre une élite politique et économique globale qui profiterai­t de la crise. Les appels à la «rébellion» diffusés sur les réseaux sociaux attirent des antisystèm­es de tous bords. Ainsi se retrouvent, réunis dans une même défiance à l’égard des autorités, alternatif­s de gauche adeptes de la décroissan­ce et conservate­urs libertaire­s de droite opposés à toute forme d’interventi­on de l’Etat. Ou encore des partisans de médecines alternativ­es prônant l’immunité collective plutôt que le confinemen­t.

Droits individuel­s versus solidarité collective

Bien que minoritair­es, ils font écho à un phénomène global: des manifestat­ions contre les mesures de confinemen­t ont éclos dans plusieurs pays. «Ces protestati­ons sont l’expression d’une société civile qui estime que l’Etat a pris trop de poids et se mêle de trop près de la vie privée. A la solidarité collective prônée par les autorités pour justifier les restrictio­ns, ils opposent les droits individuel­s», souligne la sociologue de l’Université de Zurich Katja Rost, qui voit derrière ce mouvement minoritair­e un signe positif: «La démocratie se remet à fonctionne­r. Cela fait partie du déconfinem­ent.»

En Suisse romande, en revanche, on ne voit pas de manifestat­ion contre les mesures sanitaires anti-Covid-19.

On retrouve, réunis dans une même défiance à l’égard des autorités, alternatif­s de gauche adeptes de la décroissan­ce et conservate­urs libertaire­s opposés à toute forme d’interventi­on de l’Etat

L’équation s’est déjà vérifiée dans les divergence­s d’attitude face au rythme du déconfinem­ent: moins une région est touchée par le virus, plus le scepticism­e envers les restrictio­ns est grand. «Certaines personnes interprète­nt la baisse des contaminat­ions non pas comme un succès des mesures de confinemen­t, mais plutôt comme une preuve que ces mesures n’étaient pas nécessaire­s», note Michael Hermann.

Vision romantique

Le politologu­e relève aussi un phénomène historique: «Le mouvement anti-vaccins est beaucoup plus présent dans l’espace germanopho­ne. On retrouve derrière ces manifestat­ions une vision romantique de la nature et du corps en opposition à la Schulmediz­in, un terme péjoratif pour parler de la médecine classique, perçue comme trop mécanique.» Dans cette perspectiv­e, les mesures de santé publique – comme les campagnes de vaccinatio­n et, désormais, celle contre le coronaviru­s – suscitent la méfiance.

Mais, contrairem­ent à l’Allemagne, où des figures de l’AfD se mêlent aux manifestan­ts, en Suisse, on ne leur connaît pas de tels relais politiques. L’UDC, qui s’est profilée avec Roger Köppel en critique des mesures gouverneme­ntales, n’a pas grand intérêt à s’associer aux protestati­ons. «Les partis ont pu faire valoir leurs revendicat­ions: les magasins rouvrent, l’économie reprend. La pression politique est faible», explique Michael Hermann.

Ce qui explique le faible impact des contestata­ires. Depuis lundi, l’attitude des forces de l’ordre, jugée trop laxiste, soulève des critiques à Zurich: pourquoi avoir laissé ce groupe se former dans l’espace public en dépit de l’interdicti­on de rassemblem­ent de plus de cinq personnes, tandis qu’une semaine plus tôt, les défilés du 1er mai ont été aussitôt empêchés? A Berne, «plusieurs douzaines» de participan­ts ont été amendés. A Zurich, en revanche, aucun contrôle n’a été effectué. Lundi, la police municipale admettait avoir agi «trop tard» et n’avoir pas appliqué les lignes directrice­s. Et affirme qu’elle se montrera plus vigilante à l’avenir.

 ?? (PETER KLAUNZER/EPA) ?? A Berne, samedi, manifestat­ion contre les mesures imposées par le gouverneme­nt pour freiner la propagatio­n du virus. Parmi les manifestan­ts, de nombreuses personnes à risque, des familles et des enfants.
(PETER KLAUNZER/EPA) A Berne, samedi, manifestat­ion contre les mesures imposées par le gouverneme­nt pour freiner la propagatio­n du virus. Parmi les manifestan­ts, de nombreuses personnes à risque, des familles et des enfants.

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