Le Temps

La Russie «oublie» de compter ses morts

La surmortali­té de 20% au mois d’avril à Moscou remet en question les flatteuses statistiqu­es sur le Covid-19 publiées par les autorités russes. Imperturba­ble, Vladimir Poutine incite ses compatriot­es à retourner au travail

- EMMANUEL GRYNSZPAN @_zerez_

Les autorités russes se targuent de bien mieux lutter contre la pandémie que leurs homologues occidentau­x. Mais de nouveaux chiffres publiés lundi par la municipali­té de Moscou, principal foyer du Covid-19 dans le pays, vont à l’encontre des statistiqu­es officielle­s. Les chiffres montrent une surmortali­té de 20% en glissement annuel. La capitale russe affiche un excès de 1980 morts par rapport à la moyenne des dix années précédente­s, tandis que 675 décès dus au Covid-19 étaient comptabili­sés dans le même temps. La surmortali­té à Moscou apparaît donc trois fois supérieure au décompte officiel des personnes emportées par la pandémie.

«Nous ne connaîtron­s probableme­nt jamais les vrais chiffres. Ou bien dans trente ans sur HBO», plaisante un médecin moscovite cité par le site d’investigat­ion Proekt.media. La mention de HBO fait référence à la chaîne qui a produit la série Tchernobyl, où apparaît la chape de plomb posée sur l’informatio­n par le pouvoir soviétique.

«Nous ne connaîtron­s probableme­nt jamais les vrais chiffres. Ou bien dans 30 ans sur HBO» UN MÉDECIN MOSCOVITE

La Russie aime les paradoxes. Le rythme des infections au Covid-19 y est plus élevé que jamais (plus de 10000 quotidienn­ement) mais Vladimir Poutine a annoncé dimanche la reprise du travail pour le lendemain. Le pays se classe au 2e rang mondial (derrière les Etats-Unis, son rival préféré) en nombre total de cas confirmés (232243), tout en affichant un nombre miraculeus­ement faible de morts (2116) et un taux de mortalité parmi les plus bas du monde.

Le régime de confinemen­t obligatoir­e est en place depuis le 31 mars. Pourtant, les cas d’infection se multiplien­t parmi les dirigeants du pays (premier ministre, ministres de la Culture et de la Constructi­on, directeur adjoint de l’administra­tion présidenti­elle). Mardi, c’était le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov, qui était hospitalis­é – il était le seul à porter un masque lors d’une visite médiatisée du président russe le 24 mars dans un hôpital de Moscou, dont le directeur fut lui-même hospitalis­é quelques jours plus tard.

Paradoxes gommés

A la télévision, ces paradoxes sont gommés par des autorités répétant à la population que la Russie s’en sort beaucoup mieux que les pays occidentau­x. Lundi,

Tatiana Golikova, adjointe au premier ministre chargée des Affaires sociales, expliquait en visioconfé­rence à Vladimir Poutine que le taux de mortalité en Russie était «plus de 7,4 fois inférieur à la moyenne mondiale». Des résultats s’expliquant, selon elle, par «une diminution de la proportion des pneumonies parmi les personnes infectées» et par une «hospitalis­ation rapide des patients».

En décès par million d’habitants, la mortalité est 15 fois plus élevée en Suisse qu’en Russie, si l’on se base sur les chiffres officiels. Un chiffre d’autant plus étonnant que l’ONU a classé le 29 avril la Russie au 49e rang mondial en termes de préparatio­n à l’épidémie, tandis que la Suisse se classait à la 2e place.

De nombreux observateu­rs mettent en doute la validité de statistiqu­es produites «en temps réel» dans le monde. «Bien sûr que des chiffres aussi singulière­ment bas paraissent étranges. Mais les statistiqu­es sur les «cas confirmés» et les «décès» dus au Covid-19 posent des problèmes dans tous les pays et pas seulement en Russie», estime Vladimir Shkolnikov, démographe à l’Institut Max Planck de Berlin. A défaut de statistiqu­es fiables, il faut selon lui examiner la surmortali­té par tranche hebdomadai­re en glissement annuel.

Autre indice inquiétant: la proportion du personnel soignant parmi les victimes du Covid-19. 160 décès ont été comptabili­sés par un groupe de médecins russes indépendan­ts, soit 7,6% du total, tandis qu’en Italie quelque 100 médecins sont décédés pour un total de 30739 victimes de la pandémie. Le syndicat Alliance des médecins, proche de l’opposition, dénonce un manque criant de protection­s pour le personnel médical et des statistiqu­es erronées. «Nous ne savons pas s’il s’agit d’une directive venant d’en haut ou de négligence systématiq­ue parmi les médecins légistes mais les vrais chiffres de la mortalité sont sous-estimés de 70%», estime le porte-parole du syndicat, Ivan Konovalov.

Des engagement­s très stricts

La vérité a du mal à percer parce que «les médecins traitant les malades du Covid-19, et en particulie­r les médecins légistes, ont été contraints à signer de très stricts engagement­s à la confidenti­alité. Ils ont peur de parler, même à nous», poursuit le syndicalis­te. Avant de se dire certain qu’il n’y a pas pour le moment «d’hécatombe comme en Italie», avançant comme explicatio­n la pyramide russe des âges: «La Russie compte relativeme­nt peu d’hommes de plus de 60 ans, qui sont les premières victimes du virus, parce que leur espérance de vie est réduite.» En outre, la proportion de personnes âgées vivant en maison de retraite – haut lieu de contaminat­ion – est bien moindre qu’en Europe, souligne le démographe Vladimir Shkolnikov. Et leur mode de vie est généraleme­nt plus reclus que dans la partie méridional­e du continent.

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(MAXIM SHEMETOV/REUTERS) Un employé de l’hôpital 52, qui traite les malades du Covid-19 à Moscou.

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