Le Temps

Et c’est ainsi que j’ai décommandé ma table au restaurant

- JOËLLE KUNTZ

Les restaurant­s m’ont manqué. Aussi, dès que j’ai connu leur date de réouvertur­e, j’ai réservé pour quatre dans un de mes préférés. Le goût d’une tête de veau ravigote ou d’un oeuf Rossini, vous comprenez. La joie des retrouvail­les, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Mon projet est cependant tombé à l’eau quand le bon Alain Berset a interdit aux «personnes à risque» de sortir de chez elles. Mes invités et moi, nous faisons bien dans les 300 ans à nous quatre et l’un de nous est «à risque» plus que les autres. Je n’allais pas le laisser seul à la maison ni compromett­re le restaurate­ur en lui amenant un quarteron de vieux qui auraient pu le rendre suspect aux yeux de la police sanitaire. Au nom de la loi et l’ordre, j’ai donc pensé à renoncer. L’Etat prenant en charge la gestion des risques sur la base de la science, je n’avais plus qu’à cuire des pâtes dans ma cuisine en toute tranquilli­té en attendant des jours meilleurs.

Mais voilà que sous la pression montante des fanatiques de la prise de risque et la baisse concomitan­te de l’aura des experts médicaux, le bon Berset a fait marche arrière: les «personnes à risque» ont maintenant le droit de sortir, à condition d’être sages, bien sûr. Il faut être pragmatiqu­e, a-t-il dit en reconnaiss­ant que l’âge de la retraite ne correspond­ait pas forcément avec l’âge de la vulnérabil­ité. J’apprécie moyennemen­t ce revirement parce que l’Etat, en me rendant ma liberté, me charge du poids de l’évaluation du risque. Est-ce que je vais maintenir mon projet d’un souper de rêve à quatre? Est-ce que mes amis, aussi impatients que moi, voudront bien partager mes réflexions, voire ma décision? Est-ce qu’à nous tous, nous comprendro­ns le sens du mot «pragmatism­e»?

La perspectiv­e sucrée d’un baba au rhum m’a caché un instant l’importance du moment que nous traversons: assumé plus ou moins bien par les Etats, les collectivi­tés, les institutio­ns et les individus tous ensemble depuis cet hiver, le risque d’infection est en train de retomber sur la seule responsabi­lité individuel­le. Est laissée à la subjectivi­té de chacun l’appréciati­on du danger et l’attitude à avoir face à lui. Libérés de la contrainte, il nous revient à nous, individus, d’estimer ce que nous allons continuer à concéder au collectif et ce que nous lui refuserons. Comment vais-je faire avec mes quatre invités au restaurant, dont un plus «à risque» que les autres? Comme vous, je prends tous les jours quantité de décisions face aux risques – alimentair­es, technologi­ques, sociaux, affectifs, économique­s, environnem­entaux, etc. Certaines sont plus faciles à prendre que d’autres. Accrocher sa ceinture de sécurité en voiture n’en est même plus une. Fumer tue, disent les statistiqu­es, mais est-ce que je crois aux statistiqu­es? En général, je fais les choses que je postule les moins risquées. Comme chacun, j’établis la balance entre le risque pris et le risque évité. C’est compliqué. Une part cachée de nous, involontai­re, immuable, nous présente le risque de façon à plaire à la personne que nous sommes: plutôt prudente ou tête brûlée, individual­iste ou coopérativ­e, de droite ou de gauche, carnivore ou végane, et ainsi de suite. Des actes en découlent, que nous croyons rationnels. Ils obéissent à notre façon individuel­le, obscure, de participer à l’ordre symbolique de la société.

La décision d’aller ou de ne pas aller au restaurant diffère-t-elle de toutes les autres qui me sont habituelle­s? Ici, je passe aux aveux. Je suis froussarde. Je n’aime le hasard que dans l’histoire ou la littératur­e. L’idée de commettre une erreur aux suites fatales me remplit d’effroi. Les bienfaits de la prudence dépassent pour moi les grâces de la gourmandis­e. Le monstrueux virus agrandi à la taille d’un casque à pointe depuis quatre mois a pris en otage mes facultés de discerneme­nt. Mon moi profond a pris le dessus. Il me souffle quoi penser devant le danger. C’est pourquoi j’ai décommandé le restaurant.

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