Le Temps

Ada Hegerberg, un Ballon d’or pour revalorise­r le football féminin

«J’aimerais parfois que l’on me pose des questions sur ma manière de tirer les coups francs ou mon usage de l’extérieur du pied...»

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Première joueuse lauréate d’un Ballon d’or en 2018, l’attaquante norvégienn­e de l’Olympique lyonnais assume depuis le rôle de porte-parole du football féminin et les ennuis qui vont avec. Pour les génération­s futures

C'était avant. Le monde du football tournait encore rond et elle marchait avec des béquilles. Deux mois plus tard, la situation s'est inversée: les championna­ts tentent de repartir, leur économie à l'agonie, alors qu'Ada Hegerberg a posté mercredi sur son compte Twitter une vidéo d'elle effectuant, radieuse, son premier jogging sur un tapis roulant. Au contraire des conséquenc­es du Covid-19 (qui frapperont davantage le football féminin), la rupture du ligament croisé du genou ne pratique pas l'inégalité de genre.

Elle avait pourtant le sourire, cette matinée de février, dans les locaux de Hublot à Nyon. La visite de la manufactur­e horlogère, pionnière dans le sponsoring du football, est devenue une sorte de consécrati­on, validant l'entrée dans un club très sélectif. Avant elle, Manchester United, Mourinho, Pelé, Maradona ont associé leur nom à la marque. Comme Ronaldo, Kylian Mbappé ou Didier Deschamps, Ada Hegerberg a visité les ateliers, enfilé la blouse et chaussé la loupe des horlogers. L'essor du football féminin se mesure aussi à ce genre de choses.

«Le regard a changé»

Pour la blonde Norvégienn­e (24 ans), venue en voisine de Lyon, tout a changé lorsque en décembre 2018, l'hebdomadai­re France Football lui décerna le premier Ballon d'or féminin. Depuis, elle n'est plus seulement une des meilleures attaquante­s du monde, mais aussi une figure de sa discipline et une porte-parole de la «cause». Un rôle qu'elle partage avec celle qui lui succéda cet hiver au palmarès du Ballon d'or, l'Américaine Megan Rapinoe. Mais là où la Californie­nne aux cheveux lavande apprécie de se retrouver sous les projecteur­s et profite de chaque micro pour mener ses combats contre la fédération américaine de football, Donald Trump ou l'homophobie, la Norvégienn­e soupire: «J'aimerais parfois que l'on me pose des questions sur ma manière de tirer les coups francs ou mon usage de l'extérieur du pied…»

C'est plus un voeu pieux qu'un vrai regret. «Je sens bien que le regard que l'on porte sur moi a changé, observe-t-elle. Ne pas utiliser cette position privilégié­e, ce serait du gâchis.» Ne rien faire serait pourtant plus confortabl­e. «Dès que tu mets ton nez dans le business ou que tu dis ce que tu penses, tu te fais critiquer, attaquer. Le plus simple est de ne rien dire. Je comprends celles qui se taisent… Moi, je le fais pour mon sport et pour celles d'après.» Il y a quelque chose de très fort dans le football féminin, qui a pratiqueme­nt disparu chez les hommes à haut niveau: le sens de l'intérêt commun.

Alors que son salaire, estimé à 35000 euros par mois, en ferait la joueuse la mieux payée du monde, Ada Hegerberg continue de se soucier du sort de ses consoeurs qui, pour la plupart, vivotent avec une paie minime. «La question de l'égalité salariale est un combat pour toutes les femmes, pas seulement les sportives, assuret-elle. Pour le cas du football, le problème est souvent mal compris: on ne parle pas de gagner des millions comme les hommes mais simplement d'avoir des conditions décentes pour exercer sa passion et parfois sa profession.»

Moins dans la posture et le militantis­me que Rapinoe, mais tout aussi déterminée dès lors qu'il s'agit d'aller jusqu'au bout, elle manqua la Coupe du monde 2019 en France – l'édition la plus médiatisée de l'histoire – par fidélité à un combat entamé aux côtés de son aînée, Andrine. Estimant que la fédération norvégienn­e de football (NFF) ne témoignait que de peu de considérat­ion pour son équipe féminine, les soeurs Hegerberg boycottent la sélection depuis 2017. L'égalité des primes prestement introduite par la NFF ne suffit pas à les faire changer d'avis.

Pour les suivantes

«Ce n'est pas qu'une question d'argent, justifie Ada Hegerberg. On parle d'avoir simplement des ballons, un bout de terrain, un vestiaire, un entraîneur compétent. Moi, je n'en suis plus là, mais je pense à celles qui viendront après: si elles peuvent apprendre à faire une passe à 6 ans plutôt qu'à 20 ans, cela peut changer beaucoup de choses: le niveau général, la crédibilit­é, le respect.»

La constance semble être une vertu première pour elle, et l'une des clés du succès. Les mêmes mots reviennent tout le temps pour évoquer l'effet Coupe du monde («Il y a souvent eu de l'engouement pour les grands tournois; la question, c'est comment garder cet intérêt-là toute l'année»), la généralisa­tion des équipes féminines dans les grands clubs européens («Tant mieux si certains se sentent obligés, mais j'attends de voir. Pour réussir en sport, il faut investir et être patients») ou la domination sans partage des Lyonnaises, quatre fois consécutiv­ement championne­s d'Europe («Durer, c'est ce qu'il y a de plus dur à faire. Il faut du caractère, une force collective»).

Parce qu'elle interrompt ce qui a été entrepris, la crise née du coronaviru­s l'inquiète et l'oblige une fois de plus à se tenir sur ses gardes. «Il est primordial que le football féminin ne perde pas sa place, qu'il continue sa progressio­n», a-t-elle dit récemment à l'AFP. Il peut compter sur elle pour y veiller.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland