Le Temps

Le bonheur retrouvé de flâner dans les musées

Le Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds met à l’honneur le travail grinçant de Kiki Kogelnik, artiste pop, féministe convaincue. Cette première rétrospect­ive suisse est prolongée jusqu’au 20 septembre

- JILL GASPARINA

L'histoire de la carrière de Kiki Kogelnik est tristement banale et ressemble à celles de nombre de ses consoeurs artistes dans les années 1960, coincées dans un rôle d'égérie dont elles ne voulaient pas. C'est celle d'une indifféren­ce du marché et des institutio­ns, qui finit par s'inverser, mais trop tard. Kiki Kogelnik est morte en 1997, et elle n'a jamais autant exposé que depuis le début des années 2010. Quatre pièces viennent d'entrer dans la collection du Centre Pompidou. Et bien entendu, sa cote a explosé.

Elle naît en 1935 et quitte l'Autriche pour New York en 1961. L'artiste Sam Francis, dont elle est alors proche, l'a convaincue que la côte Est des Etats-Unis est un lieu idéal pour les artistes. Dès son arrivée, elle délaisse le style abstrait et expression­niste de ses débuts pour embrasser pleinement la modernité pop: peintures colorées, découpe de vinyles brillants, appropriat­ion d'objets techniques, multiples et estampes, dessins à la ligne claire. «Le Coca-Cola, ce n'est pas mon affaire, déclare-t-elle. Mon affaire, c'est la beauté technique des fusées, des gens qui volent dans l'espace et de ceux qui deviennent des robots. Quand tu arrives d'Europe, c'est fascinant, comme un rêve de notre futur. Les nouvelles idées sont ici, les matériaux sont ici, pourquoi ne pas en faire usage?»

Kiki Kogelnik qualifie alors son travail de «space art», peint des fusées et réalise une performanc­e en direct pendant qu'Armstrong et Aldrin gambadent à la surface lunaire. Mais comme souvent dans l'art pop, l'enthousias­me est communicat­if autant qu'ambivalent, et la fascinatio­n pour la consommati­on et la technologi­e peut sombrer sans prévenir dans des visions inquiétant­es. A partir des années 1970, son travail se recentre sur une dimension fondamenta­le, la représenta­tion du corps féminin, mais la tonalité reste toujours ambivalent­e, notamment dans son emploi d'une imagerie empruntée à la mode. Le féminisme de Kogelnik est grinçant, avec son mélange savant d'humour et d'agressivit­é.

Dans le parcours qui la structure, l'exposition rend particuliè­rement bien compte de ce partage de l'oeuvre entre des aspiration­s contradict­oires: la célébratio­n de l'époque d'un côté, la conscience des promesses d'aliénation dont elle est porteuse de l'autre. Elle s'ouvre sur les abstractio­ns du début des années 1960, au style encore balbutiant, mais déjà dissonant. Au rez, on passe de la vision jouissive de ses grands formats peints, très colorés, à celle, proprement inquiétant­e, de ses séries d'estampe de robots androgynes, démultipli­és à l'infini.

Les bébés de science-fiction qui donnent leur titre à deux peintures spectacula­ires d'étrangeté résument à eux seuls ces atermoieme­nts, avec leur chromatism­e bubblegum et leurs formes monstrueus­es. Plus loin, des oeuvres de la série Hangings jouent encore sur la même ambivalenc­e entre des corps évidés, aplatis et des matériaux brillants et séduisants.

Au premier étage, l'exposition donne une place plus restreinte à l'oeuvre plus tardive. Et le plus beau compliment que l'on puisse faire à cette exposition, c'est qu'on aurait aimé en voir plus, tant ce travail est enthousias­mant. Mais soyons grinçant: il y a quand même un bon côté à l'absence de succès commercial à laquelle Kiki Kogelnik a été confrontée de son vivant. Les droits de son oeuvre sont désormais gérés par une fondation qui possède la quasi-totalité de son travail, et qui joue très bien son rôle de promotion et de diffusion. Il faut donc s'attendre à voir toujours plus de Kiki Kogelnik dans les années qui arrivent.

Dans un tout autre registre, le musée haut-neuchâtelo­is propose simultaném­ent une exposition collective curatée par l'artiste genevois Mathias Pfund, né en 1992. Intitulée Laughing Stock en hommage au groupe Talk Talk dont le carton pastiche une pochette d'album, elle présente des oeuvres de l'«Ecole du gris». Cette école de peinture, dévouée aux couleurs sombres, aurait existé à La Chaux-de-Fonds durant l'entre-deux-guerres.

Exploitant cette dimension spéculativ­e, et surjouant le classicism­e muséal comme on se déguiserai­t pour le carnaval, Pfund s'amuse des méthodes de fabricatio­n de l'histoire de l'art. Et il parvient à faire d'un accrochage à l'austérité revendiqué­e le support d'un geste d'humour artistique. Tout est gris, mais on rit. Reste le plaisir de revoir, pour le public du musée, les oeuvres de ces figures locales souvent peu visibles.

Le féminisme de Kiki Kogelnik est grinçant

Kiki Kogelnik. Les cyborgs ne sont pas respectueu­ses, Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds, jusqu’au 20 septembre.

A voir également:

Mathias Pfund. Laughing Stock.

 ?? (VICTOR SAVANYU) ?? BEAUX-ARTS La plupart des musées suisses ont rouvert leurs portes. Après ce sevrage artistique, le temps est revenu de se balader au fil des expos pour renouer avec cette ivresse artistique qui fait tant de bien aux âmes confinées. Parmi les exposition­s à ne pas manquer, la rétrospect­ive Kiki Kogelnik, égérie féministe du pop art, à découvrir au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds.
(VICTOR SAVANYU) BEAUX-ARTS La plupart des musées suisses ont rouvert leurs portes. Après ce sevrage artistique, le temps est revenu de se balader au fil des expos pour renouer avec cette ivresse artistique qui fait tant de bien aux âmes confinées. Parmi les exposition­s à ne pas manquer, la rétrospect­ive Kiki Kogelnik, égérie féministe du pop art, à découvrir au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds.
 ?? (KIKI KOGELNIK FOUNDATION) ?? «Sirens», 1977. Huile et acrylique sur toile.
(KIKI KOGELNIK FOUNDATION) «Sirens», 1977. Huile et acrylique sur toile.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland