L’Etat social à l’épreuve de la crise
PROTECTION SOCIALE Face à la grave crise économique qui se profile, les social-démocraties européennes ont-elles des filets sociaux suffisants pour absorber le choc à venir? Nombre de spécialistes croient à un retour de ce modèle politique malmené ces der
ÉCONOMIE Le Covid-19 et les conséquences économiques qu’il risque d’engendrer représentent un défi colossal pour les Etats et accroissent les inégalités
A l’ère de l’économie de marché, les Etats se sont retrouvés en première ligne face aux problèmes de santé, d’emploi, d’école et d’approvisionnement
Les pays ne sont pas égaux: face aux Etats-Unis, les Européens semblent mieux équipés pour gérer la crise, même si la France affiche une dette énorme
Mais la dette elle-même ne devient-elle pas «acceptable»? En Suisse, certains estiment que tous les moyens sont là pour éviter une catastrophe sociale
Face à la grave crise économique mondiale qui se profile en raison du coronavirus, les social-démocraties, en particulier européennes, sont-elles à même, avec leurs filets sociaux relativement développés, d’absorber le choc? Au XXIe siècle, l’âge d’or de l’Etat providence incarné par des figures aussi vénérées qu’Olof Palme ou Willy Brandt semble bien révolu. Avec la désindustrialisation et la globalisation, ce modèle politique qui résulte d’un compromis entre le capitalisme et le socialisme a maintenu un niveau de protection sociale important. Mais dans le même temps, les partis politiques qui le portent ont perdu leur assise et leur soutien populaire. Après les heures glorieuses de l’après-guerre, les années 1980 marquent une rupture. Le capitalisme de compromis cède la place au capitalisme néolibéral, provoquant l’avènement d’un social-libéralisme. Les services publics se privatisent en partie. Aujourd’hui, endettés, les Etats peinent à financer des systèmes de sécurité sociale très onéreux. La pandémie de Covid-19 peut-elle changer la donne?
Une tâche de l’Etat
Professeur de la globalisation et du développement de l’Université d’Oxford, Ian Goldin reconnaît que le Covid-19 et les graves conséquences économiques qu’il va engendrer représentent un défi colossal pour les Etats. Mais «nombre de gens se sentent extrêmement soulagés de vivre dans une social-démocratie qui ne les laissera pas mourir de faim ou sans logement. Pourtant, le Covid-19 a fortement accru les inégalités et la polarisation des sociétés, même européennes.» Ian Goldin le constate: «C’est étonnant, mais presque tout le monde est d’accord pour dire qu’on est en présence d’un problème qui doit être résolu surtout par les Etats.» Les éléments du filet social qu’il juge vitaux vont de l’assurance chômage à une éducation de qualité, à des repas scolaires gratuits pour nombre d’enfants qui en dépendent, la garantie d’un logement et une assurance invalidité digne de ce nom et une couverture médicale universelle.
Sociologue et professeur émérite de la Warwick University en Angleterre, Colin Crouch enfonce le clou: «Nous avons appris deux choses durant le Covid-19: l’économie de marché seule n’est pas à même de gérer ce type de crise et les inégalités existantes dans nos sociétés se sont renforcées.» Pour Colin Crouch, on pourrait vivre un «moment historique. Si les social-démocraties font montre d’une vraie volonté politique, de nouvelles alliances peuvent voir le jour. Prenez le gouvernement conservateur britannique. Le très libéral Boris Johnson a agi en social-démocrate. Il a été d’accord que son gouvernement fasse office de respirateur artificiel pour l’économie en manque d’oxygène. Or aucune autre institution ne pourrait injecter de telles sommes dans l’économie.» Ian Goldin en est lui aussi convaincu: le pendule est en train de changer de direction pour s’éloigner de l’ère Reagan et Thatcher voire même de Blair. Illustration: le nouveau leader travailliste britannique, le modéré Keir Starmer a conservé l’idée de son prédécesseur plus radical Jeremy Corbyn de renationaliser les chemins de fer.
Sebastian Dullien reconnaît que le Covid-19 va engendrer davantage de dépenses sociales et des baisses de revenus fiscaux qui mettront à mal les finances publiques. Mais, ajoute le directeur de recherche auprès de l’Institut de macroéconomie et de recherche conjoncturelle (IMK) à la fondation Hans-Boeckler à Düsseldorf, «il n’y a pas lieu de croire que les social-démocraties européennes ne seront pas capables de financer un tel effort. Les taux d’intérêt sont très bas et la plupart des pays européens ont une dette acceptable.» Pour le chercheur, les filets sociaux européens sont plutôt bons, même s’ils ont des lacunes. Nombre d’indépendants ne sont pas couverts par une assurance chômage ou compensés pour leurs pertes de revenus. «Après la crise, précise-t-il, il faudra s’interroger sur la manière de renforcer le filet social.»
Entre les Etats-Unis et le VieuxContinent, les social-démocraties européennes sont clairement mieux équipées face au Covid-19. En Europe, précise Ian Goldin, une écrasante majorité des citoyens soutiennent les mesures de solidarité
«Nombre de gens se sentent extrêmement soulagés de vivre dans une socialdémocratie qui ne les laissera pas mourir de faim ou sans logement»
IAN GOLDIN, PROFESSEUR DE LA GLOBALISATION ET DU DÉVELOPPEMENT DE L’UNIVERSITÉ D’OXFORD
prises par leurs gouvernements. Rien à voir avec les Etats-Unis où cette solidarité fait défaut. C’est aussi différent dans les pays autoritaires comme le Brésil ou la Russie, où les leaders politiques plongent leur pays dans la crise en niant la crise du Covid-19.» Pour Sebastian Dullien, l’Europe est mieux armée pour limiter la pauvreté et l’exclusion sociale grâce notamment à des mesures de chômage partiel. «Ces stabilisateurs automatiques permettent de soutenir la consommation privée et donc la demande nationale. Pour moi, cette crise va renforcer les social-démocraties.»
Auteur d’un récent article intitulé «Suède, le crépuscule de la social-démocratie», l’historien Tomas Lindbom fait remarquer que les sociaux-démocrates ont beaucoup déçu en Suède, modèle d’un Etat social pragmatique et bien plus libéral que des pays comme la France. «Ils ont longtemps été en Suède le parti en faveur de tout le peuple, analyse-t-il. Mais ces dernières années, avec la désindustrialisation, les gens ont perdu confiance. Nombre de membres du parti sont perçus comme des technocrates urbanisés de Stockholm éloignés des préoccupations de la population. Beaucoup ont voté pour les Démocrates de Suède, l’extrême droite.» Avec l’ouverture des frontières aux immigrés lors de la crise migratoire de 2015, ajoute Tomas Lindbom, les gens n’ont pas compris les sociaux-démocrates qui défendaient par le passé des valeurs social-démocrates mais dans un cadre très national. «Avec le Covid19, ces derniers, qui n’ont rien de marxistes, ont pourtant une chance de se refaire une santé. Je ne serais pas étonné qu’ils se maintiennent au pouvoir après les élections de 2021. Reste à voir si le changement sera purement conjoncturel.»
Même si elles traversent une phase difficile, tiraillées entre des milieux économiques libéraux et une gauche radicale du type Mélenchon, François Cherix, coprésident du Nomes et analyste politique, pense que les social-démocraties vont retrouver un équilibre et une créativité. «Il y a chez les citoyens une culture de la solidarité et de la nécessité qui contraste avec des pays où la méritocratie règne.» Colin Crouch nuance: «Si face à un Covid-19 difficile à maîtriser, l’extrême droite devient hors de contrôle, ce sera difficile. La crise peut aussi renforcer la tendance xénophobe. Dans ce cas, l’avenir serait beaucoup plus sombre.»
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Au XXIe siècle, l’âge d’or de l’Etat providence incarné par des figures aussi vénérées qu’Olof Palme ou Willy Brandt semble bien révolu