Le Covid-19, ce monstre qui hante nos nuits
MORPHÉE La peur d’attraper le coronavirus ou que nos proches tombent malades engendre un stress qui peut se répercuter sur notre sommeil
Entre les insomnies, les rêves énigmatiques et les spectres qui surgissent du fond de l’inconscient, le Covid-19 s’immisce dans nos nuits. Pour le meilleur et pour le pire
La semaine dernière, Natacha* a fait un horrible cauchemar. Sans fantômes, sans cadavres et sans araignées géantes qui la poursuivaient. «Je commençais un nouveau travail, c’était mon premier jour, se souvient-elle. Un collègue me souhaite la bienvenue et me tend la main. Je la lui serre dans un réflexe et immédiatement après, je suis mortifiée… Je me sens contaminée, presque déjà malade, comme si c’était la fin.»
«Certains facteurs créent un état d’hyperéveil, dans lequel le cerveau se comporte comme s’il était en danger»
RAPHAËL HEINZER, MÉDECIN-CHEF AU CENTRE D’INVESTIGATION ET DE RECHERCHE SUR LE SOMMEIL DU CHUV
Après deux mois de confinement, et un printemps cerné par le coronavirus, l’idée d’une simple poignée de main peut provoquer des sueurs froides… Ces dernières semaines, Natacha, qui vit seule à Lausanne, n’a touché pratiquement personne. Surtout pas ses parents, qu’elle a croisés en prenant garde aux distances de sécurité.
Comme elle, de nombreuses Romandes et de nombreux Romands ont vu leurs heures de repos perturbées par la pandémie, qu’elles soient raccourcies ou envahies de situations angoissantes directement remontées de leur inconscient. Cela ne surprend pas Raphaël Heinzer, médecin-chef au Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil (CIRS) du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), qui confirme l’augmentation de ces troubles. «Nous vivons une période de stress intense, explique-t-il. D’abord, nous avons peur d’attraper le coronavirus ou que nos proches tombent malades. Et puis il faut mettre en place de nouvelles habitudes, un nouveau mode de travail. Enfin, des conflits peuvent émerger au sein du foyer, où l’on passe beaucoup plus de temps qu’avant. Tous ces facteurs créent un état d’hyperéveil, dans lequel le cerveau se comporte comme s’il était en danger. Il a un niveau d’activité plus élevé pour inciter le corps à réagir vite. Et cela favorise les insomnies.»
Lorsqu’elles s’enchaînent, les nuits blanches ne sont pas anodines, car elles affectent le fonctionnement du corps et de l’esprit. Le sommeil est en effet un moment de repos physique lors duquel l’organisme se régénère, en digérant et en évacuant les événements récents ou passés.
Conflits infantiles
«Ce qui n’a pas été traité la journée surgit la nuit, explique Bernard Reith, psychiatre, psychothérapeute, psychanalyste à Genève et président de la Société suisse de psychanalyse. La fonction neuroscientifique du sommeil est controversée, mais l’idée est qu’il est indispensable pour consolider les apprentissages. Grâce à son autre fonction, psychanalytique, il réveille toutes les expériences antérieures, voire archaïques ou traumatisantes.»
Chez certains de ses patients, la pandémie a fait resurgir des conflits infantiles qui se manifestent par des rêves de mort, d’abandon, d’anéantissement.
Pour Maxime, 37 ans, «c’est la catastrophe. La notion du temps est devenue floue car je suis seul, je ne vois personne et les journées se ressemblent. Donc je me suis décalé. Impossible d’aller au lit tôt sans devoir me relever au bout d’une heure. Au final, je me couche vers 4 heures du matin et je me réveille à 10 heures.» Selon Raphaël Heinzer, bousculer son rythme ainsi est délétère, car le corps n’aime rien davantage que la régularité. Dans un sens comme dans l’autre, «si vous avez besoin de dormir huit heures et que vous en dormez six, vous serez fatigué. A l’inverse, si vous en dormez dix, vous aurez logiquement deux heures d’insomnie», dit le spécialiste.
Avec la généralisation du télétravail, les trajets matinaux sont supprimés, et les adultes, comme les enfants, peuvent se lever un peu plus tard. Mais dormir plus n’est pas toujours une bonne idée. «Si vous passez plus de temps au lit, la qualité du sommeil sera diluée. Répartir le sommeil sur une plus longue période va le fragmenter, insiste Raphaël Heinzer. Vous allez plus vous réveiller pendant la nuit, après chacun de vos cycles. Et comme on se souvient mieux des périodes d’éveil que de sommeil, on aura l’impression de n’avoir presque pas fermé l’oeil.»
Dormir plus tard le matin a une autre conséquence: cela augmente mathématiquement le sommeil paradoxal, qui intervient plutôt en fin de nuit, et donc la venue de rêves… D’où l’impression que l’inconscient travaille davantage. Perrine Ruby, chercheuse au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, a lancé une étude dès le début du confinement. Les premiers résultats montrent que les répondants dorment plus, mais moins bien. Un autre laboratoire, celui de psychanalyse nomade, a lui lancé une vaste récolte de rêves confinés.
Sensation de suffoquement
«Depuis le confinement, écrit la neurologue française Isabelle Arnulf, les visages masqués et les tenues bleues des soignants sont apparus dans les rêves de nos patients.» Dans son service des pathologies du sommeil, à la Pitié-Salpêtrière à Paris, «nombre de personnes, et pas forcément les plus stressées, se réveillent brutalement la nuit avec la sensation de suffoquer, d’avoir de la fièvre, ou d’échapper de justesse à un scénario catastrophe. Ces mauvais rêves sont très classiques en situation stressante, et accréditent l’une de théories récentes sur les fonctions du rêve: simuler la menace de façon virtuelle, pour mieux y faire face le jour.»
Ainsi, ces insomnies ne sont pas inutiles, et nous pouvons aussi les voir de manière positive, renchérit le psychanalyste Bernard Reith. «Nos ressources, en quête de solutions, s’éveillent aussi pendant ces nuits blanches! Donc ce n’est pas forcément négatif de mal dormir quelques nuits, cela fait même partie de la normalité, si cela ne se prolonge pas.» Au Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil, Raphaël Heinzer recommande de se coucher à heure fixe, d’éviter les écrans deux heures avant. Et de consulter si, dans la journée, on s’endort sans le vouloir. ■
* Prénom d’emprunt