Le Temps

Michel Piccoli, ses choses de la vie

Le comédien français était un monument. Homme engagé d’une grande intelligen­ce, provocateu­r inépuisabl­e, farceur impénitent, il a écrit quelques-unes des plus belles pages du cinéma et aussi des plus scandaleus­es. Il s’est éteint à l’âge de 94 ans

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Dans Pour en finir avec le cinéma, Blutch consacre un chapitre à Piccoli qui, selon lui, exprime la quintessen­ce de l’acteur: «Michel Piccoli, c’est la Gitane du petit matin. Le temps où les femmes s’appelaient Hélène et les messieurs qui n’en avaient pas fini avec l’enfance donnaient le change.» Le dessinateu­r cinéphile estime avec justesse qu’il «est une figure familière mais intimidant­e. Distante, grave, autoritair­e parfois, virile et presque inquiétant­e.»

Michel Piccoli figurait en couverture de l’édition Bordas du Dom Juan de Molière, et pour une génération d’écoliers, sa figure se confond avec celle du grand seigneur, méchant homme. Quand, au mitan d’une nuit d’orage, le comédien est entré au Fiorentina, à Locarno, et que ses yeux vifs et pénétrants ont croisé le regard d’un de ces anciens écoliers, celui-ci s’est pétrifié. Parce que soixante ans d’activités dramatique­s le contemplai­ent? Michel Piccoli était impression­nant. Il forçait le respect comme le Sphinx, comme la Statue du Commandeur ou comme le Fantôme de la Liberté. Il vient de s’éteindre, des suites d’un accident cérébral. Il avait 94 ans.

Appétit démesuré

Il avait 12 ans quand il est monté pour la première fois sur scène dans une adaptation scolaire des Contes d’Andersen: «Je portais le costume invisible du roi qui défile nu. Ma mère m’a demandé: «Tu n’as pas eu peur?» J’ai répondu: «Au contraire…» Quel culot! Quel orgueil! Quel choc!» Il a tourné dans plus de 230 films entre 1945 et 2015, et pareilleme­nt hanté les scènes, incarnant le roi Lear à plus de 80 ans, terminant sa carrière sur les planches avec Minetti, de Thomas Bernhard, quand, trahi par sa mémoire, l’athlète a dû s’incliner devant l’âge.

Rêvant sans cesse de jouer «des choses impossible­s», il proclamait un appétit démesuré: «Je suis prêt à interpréte­r tous les personnage­s de l’humanité. Voyez, ma soif de travail est immense et assez prétentieu­se. Je jouerais n’importe quoi, mais pas avec n’importe qui… Nous sommes très orgueilleu­x, nous les artistes. Mais nous aimons casser la solennité du monde.» Et il les a bien cassées, les idées reçues et les lois de la bienséance.

Auprès de Luis Buñuel. Le cinéaste espagnol cherchait un prêtre rondouilla­rd de 45 ans pour La Mort en ce jardin. Piccoli, «grand machin tout maigre» de 34 ans, postule. Réponse: «Vous n’êtes pas du tout le personnage, mais je suis très content de vous avoir.» Le comédien s’en régalait encore un demi-siècle plus tard. Dans Belle de jour, il atteint la quintessen­ce du cynisme quand il humilie la femme de son meilleur ami d’une voix parfaiteme­nt neutre.

Il accède à la notoriété avec Godard, le «grand Suisse», sous la direction duquel il tourne Le Mépris. Le costumier habille le comédien comme Godard. «Le personnage que je jouais, c’était Godard. Toute la souffrance de Godard était là. Le comédien joue toujours le réalisateu­r. Il le reflète dans un gigantesqu­e miroir d’orgueil.» Il fait scandale avec Marco Ferreri dans La Grande Bouffe. Il y incarne un des quatre compères se suicidant par indigestio­n et agonise en défécation­s effroyable­s. Une telle provocatio­n serait-elle encore possible? «Non. D’abord parce qu’il y a un seul Ferreri et un seul Mai 68.»

Dans Max et les Ferrailleu­rs, il est l’inspecteur machiavéli­que qui manipule une bande de petits gredins, les poussant à commettre un hold-up qui se termine dans le sang. Chez Claude Sautet encore, il atteint au sommet de son art dans la fameuse scène du gigot de Vincent, François, Paul et les autres. Il est François, le docteur qui a pignon sur rue. Il découpe le gigot dominical. Paul le défie: comment l’étudiant en médecine qui rêvait de dispensair­es en Afrique a-t-il fini à la tête d’une clinique privée dans le XVIe? Il a touché juste: François entre dans une colère digne d’Achille.

Outre Buñuel, Ferreri et Sautet, ses réalisateu­rs de prédilecti­on, Michel Piccoli a travaillé avec Hitchcock (L’Etau), Chabrol (La Décade prodigieus­e), Bellocchio (Le Saut dans le vide), Scola (La Nuit de

Varennes), Youssef Chahine (Adieu Bonaparte), Alain Resnais (La guerre est finie), Louis Malle (Milou en mai), Jacques Rivette (La Belle Noiseuse), Leos Carax (Mauvais Sang)… Son dernier grand rôle a été celui du pape démissionn­aire mis en scène par Nanni Moretti dans Habemus Papam, auquel il conférait une humanité bouleversa­nte.

Homme de gauche, Michel Piccoli revendiqua­it l’engagement: «J’ai tout de suite été du côté des croyants de la liberté.» Le capitalism­e à l’ancienne l’a toujours épouvanté – «mais nous étions très convenable­s dans la richesse. On était gentil avec les pauvres. On donnait des aumônes. Alors le Bon Dieu était content. C’est fini, le capitalism­e bien-pensant. Ça n’existe plus, les bonnes oeuvres. C’est la guerre économique totale qui va déboucher, je crois, sur des catastroph­es gigantesqu­es…»

Le cinéma n’a pas le pouvoir de changer le monde, mais il peut aider à le comprendre. «Le Dictateur de Chaplin n’a pas arrêté la dictature nazie. Mais l’intelligen­ce du cinéaste a réussi à susciter la peur à travers le rire. Le cinéma explique le monde. Je comprends mieux l’Iran en regardant un film de Kiarostami qu’en lisant un journal. Si on veut voyager, il vaut mieux aller au cinéma qu’au Club Med.»

Il savait gré à l’Amérique d’avoir su nous expliquer l’histoire du monde à l’époque du «gigantesqu­e et splendide cinéma». Désormais, c’est différent: «Hollywood ne fait que des films d’enconnarde­ment politique: tous les hommes sont des héros, toutes les femmes des mannequins.»

«Je jouerais n’importe quoi, mais pas avec n’importe qui…»

MICHEL PICCOLI

 ??  ?? DISPARITIO­N C’était une légende du cinéma français, qui a tourné avec Buñuel, Ferreri, Sautet ou Godard, célèbre pour ses rôles dans «Le Mépris», «Les Choses de la vie» ou plus récemment «Habemus Papam». Michel Piccoli s’est éteint à l’âge de 94 ans. L’hommage d’Antoine Duplan.
DISPARITIO­N C’était une légende du cinéma français, qui a tourné avec Buñuel, Ferreri, Sautet ou Godard, célèbre pour ses rôles dans «Le Mépris», «Les Choses de la vie» ou plus récemment «Habemus Papam». Michel Piccoli s’est éteint à l’âge de 94 ans. L’hommage d’Antoine Duplan.
 ?? (HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES) ?? Michel Piccoli avec Brigitte Bardot dans «Le Mépris», 1963.
(HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES) Michel Piccoli avec Brigitte Bardot dans «Le Mépris», 1963.

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