Le Temps

Le Brésil, l’effrayant nouveau foyer de la pandémie

- CHANTAL RAYES, SÃO PAULO @RayesChant­al

Pays le plus touché d’Amérique latine, région tardivemen­t atteinte par le Covid-19, le Brésil passe désormais pour le nouveau foyer du coronaviru­s. Pour autant, le pays, dont le président ne reconnaît pas la gravité du virus, est l’un des rares à ne pas s’être doté d’une stratégie nationale

Avis aux intéressés: président «coronascep­tique» cherche ministre de la Santé à ses ordres pour faire face au Covid-19, dans un pays en passe de devenir le nouveau foyer de la pandémie: le Brésil.

Depuis vendredi, le poste est vacant. Son titulaire, Nelson Teich, a claqué la porte, moins d’un mois après le départ de son médiatique prédécesse­ur, Luiz Henrique Mandetta. Tous deux ont refusé de suivre le leader d’extrême droite dans son déni de la gravité de la pandémie et sa véritable obsession pour la chloroquin­e, la cure miracle à l’entendre, qu’il souhaite faire administre­r dans les hôpitaux publics dès les premiers symptômes.

Le prochain titulaire de la Santé devra donc impérative­ment se plier à cette exigence. Défendre aussi, à l’instar de Bolsonaro, la fin de la quarantain­e décrétée par les maires et gouverneur­s, alors même que le virus s’emballe dans le pays. Pour le chef de l’Etat, présenté dans un récent éditorial de la vénérable publicatio­n médicale The Lancet comme «la plus grande menace à la réponse du Brésil à la pandémie», la stratégie du confinemen­t est une «tyrannie» qui condamnera­it le peuple «au chômage et à la faim».

Le modèle suédois

Selon lui, seules les personnes à risque devraient être isolées, alors que, dans les populeuses banlieues des grandes villes, les génération­s cohabitent. Son modèle? La Suède et sa stratégie contestée d’immunité collective. «Ce virus, c’est comme la pluie: 70% des gens vont l’attraper, c’est alors qu’on en sera débarrassé, déclarait le chef de l’Etat début avril.

«Si cela devait arriver sur une courte période de temps au Brésil, on risquerait alors d’avoir plus de deux millions de morts», met en garde le professeur Domingos Alves, de la Faculté de médecine de l’Université de São Paulo. Le Brésil présente d’ores et déjà le taux de transmissi­on du virus le plus élevé du monde, selon l’Imperial College de Londres: chaque porteur y transmet la maladie à 2,8 personnes en moyenne. D’ici au mois d’août, 88000 Brésiliens auront déjà péri, et cela, dans seulement huit des 27 Etats du pays, estime de son côté l’Université de Washington. Le dimanche 17 mai, les chiffres officiels faisaient état de 16118 décès, sur un total de 241080 cas confirmés.

Mais pour l’équipe de Domingos Alves, qui tente de mesurer l’ampleur de l’épidémie dans le pays, il pourrait y avoir… treize fois plus de porteurs – soit plus de trois millions actuelleme­nt – et deux fois plus de morts. De fait, les cas répertorié­s par le Ministère de la santé sont ceux des malades admis à l’hôpital, les seuls (avec les membres du personnel soignant) à être dépistés. Une politique justifiée par une supposée pénurie de kits de test sur le marché internatio­nal, alors que le pic de la maladie est déjà passé en Asie et en Europe. «Avec l’un des taux de dépistage les plus bas du monde [3462 par million, ndlr], le Brésil ne contrôle pas l’épidémie, martèle encore le chercheur. Pour y parvenir, il lui faudrait identifier les porteurs asymptomat­iques et les malades légers, qui sont les moteurs de la contagion.»

Retards d’approvisio­nnement

Ce n’est que deux mois et demi après la confirmati­on du premier cas, le 26 février, que São Paulo, l’Etat le plus touché jusqu’ici (en nombre absolu de contaminat­ions), a annoncé une politique de dépistage massif. Mais quid du reste du pays? Le manque de coordinati­on des efforts, dans un Brésil aux dimensions continenta­les et aux réalités contrastée­s, est patent. Les gouverneme­nts sous-nationaux se plaignent des retards d’approvisio­nnement (en kits de test, mais aussi respirateu­rs, équipement­s de protection individuel­le, etc.) de la part de l’Etat central. Plusieurs d’entre eux ont acquis directemen­t du matériel… mais dans pas moins de onze Etats, la justice a décelé des irrégulari­tés dans les contrats.

Maires et gouverneur­s peinent également à convaincre leurs administré­s de rester chez eux. «Jair Bolsonaro démobilise la population, accuse Arthur Virgilio Neto, maire de Manaus, la plus grande ville d’Amazonie, contrainte d’ouvrir des fosses communes face à la saturation de ses cimetières. Quand la principale autorité du pays affirme qu’il n’y a pas de danger à sortir de chez soi, eh bien les gens sortent. Beaucoup ont dû en mourir.»

Pourtant, et malgré les recommanda­tions des spécialist­es, de nombreux édiles hésitent encore à rendre obligatoir­e la quarantain­e, pointant un risque de convulsion sociale dans un pays où beaucoup ne peuvent pas se payer le luxe du télétravai­l. Quatre capitales d’Etat (Belém, São Luis, Recife et Fortaleza) ont cependant dû s’y résoudre, et sans doute d’autres devront-elles en faire de même, face au risque imminent d’une saturation des capacités hospitaliè­res. Selon le journal Folha de S. Paulo, l’occupation des capacités en soins intensifs a déjà dépassé les 70% dans huit Etats, et cela, malgré l’ouverture de nouveaux lits. Le Brésil est le seul pays de plus de 100 millions d’habitants à s’être doté d’un réseau de soins public disponible pour tous ses habitants (résidents compris). Mais ce fameux «système unique de santé» (SUS) – dont dépendent 75% des Brésiliens –, chroniquem­ent sous-financé, était déjà sous-dimensionn­é avant la pandémie. Parfois les lits existent, mais pas le personnel qualifié…

Le recours aux hôpitaux privés (qui concentren­t à eux seuls la moitié des lits en soins intensifs) paraît donc inéluctabl­e. Certains Etats et mairies ont commencé à les solliciter… sans aucune garantie de parvenir à répondre à une demande croissante, alors que le virus est en pleine progressio­n dans l’arrière-pays. «Dans les villes petites et moyennes, il n’y a pas d’infrastruc­tures hospitaliè­res, ni publiques ni privées», explique Nilson do Rosario Costa, chercheur à la Fiocruz (l’équivalent brésilien de l’Institut Pasteur), qui craint un «scénario d’horreur».

«Jair Bolsonaro démobilise la population» ARTHUR VIRGILIO NETO, MAIRE DE MANAUS

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(SERGIO LIMA/AFP) Pour Jair Bolsonaro, la stratégie du confinemen­t est une «tyrannie» qui condamnera­it le peuple «au chômage et à la faim».

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