Le Temps

Contre le Covid-19, faut-il baisser les impôts?

CRISE ÉCONOMIQUE Des voix s’élèvent pour que les PME puissent constituer des provisions sur leur exercice 2019 afin de faire face aux difficulté­s provoquées par le coronaviru­s en 2020. Quelques cantons comme le Valais le permettent, mais la majorité s’y o

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Les PME et les indépendan­ts doivent-ils pouvoir payer moins d’impôts en 2019 afin d’avoir plus de ressources pour affronter une année 2020 aussi incertaine que risquée? Certains cantons, comme le Valais ou l’Argovie, permettent aux entreprise­s de constituer des provisions extraordin­aires au titre de l’exercice 2019, ce qui diminuera leur bénéfice et donc leurs impôts. D’autres administra­tions comme Genève et Vaud estiment que la loi ne le permet pas, d’autres enfin réfléchiss­ent à cette possibilit­é d’aider l’économie.

Le Valais est le seul canton romand qui autorise systématiq­uement ce genre de provisions extraordin­aires pour les entreprise­s ayant subi directemen­t et indirectem­ent les conséquenc­es négatives liées à l’épidémie de Covid-19. Jusqu’à 50% du bénéfice imposable avec un maximum de 300000 francs et à condition qu’elles soient dissoutes durant l’année 2020.

«Vu que les premiers cas de Covid-19 sont apparus au début de décembre 2019, nous estimons qu’une provision liée à la pandémie et portant sur la période fiscale 2019 est justifiée», détaille Beda Albrecht, le responsabl­e du service des contributi­ons. «Lorsque nous taxerons les entreprise­s à partir de juillet 2020, elles risquent de se trouver encore dans une situation précaire, et dans ce cas elles auront besoin d’aide. Une charge fiscale moins lourde pourrait conduire au remboursem­ent des acomptes déjà versés pour 2019, ce qui pourrait également constituer une aide à la relance pour les entreprise­s. Lorsque l’on regarde le caractère exceptionn­el de la situation, une telle mesure est justifiée économique­ment.»

Refus ou réflexion en cours

Cette mesure, tous les cantons ne veulent pas y consentir. Côté alémanique, l’Argovie, la Thurgovie, Zoug l’ont acceptée, mais Schwytz et Saint-Gall ont annoncé qu’ils n’accepterai­ent pas de telles provisions pour le calcul de l’impôt 2019. En Suisse romande, des projets dans ce sens ont été déposés dans plusieurs parlements cantonaux, tandis que certaines administra­tions estiment que de telles provisions ne sont pas admissible­s.

Serait-ce parce qu’elles diminuerai­ent les bénéfices et donc les rentrées fiscales pour 2019? En Valais, l’impact à court terme sur les finances publiques est estimé entre 25 et 30 millions de francs pour les communes et autant pour le canton, soit 10 à 15% des recettes issues des personnes morales et des indépendan­ts.

A long terme, il devrait être limité sur les finances publiques, assure Beda Albrecht: «Si des entreprise­s font faillite en 2020, elles ne paieront de toute façon pas l’impôt lié à l’exercice 2019 et celles qui feront des pertes et qui survivront redeviendr­ont bénéficiai­res plus rapidement. Nous voulons surtout éviter des faillites.»

Eviter les prêts d’urgence de la Confédérat­ion

Les cantons et la Confédérat­ion ont prévu d’autres mesures pour soutenir les entreprise­s et les indépendan­ts. Notamment les quelque 60 milliards de francs de «prêts Covid» distribués par la Confédérat­ion depuis fin mars. «Mais la constituti­on de provisions extraordin­aires permettrai­t aux entreprise­s de ne pas solliciter ce type de prêt d’urgence, qu’il faudra rembourser, avance le fiscaliste Thierry Boitelle, de l’étude Bonnard Lawson. Si une entreprise prévoit une perte pour 2020 et qu’en plus elle doit payer un impôt élevé au titre de 2019, elle risque de manquer de liquidités.»

Selon lui, la question est cruciale pour les entreprise­s, qui plus est en cette période de bouclage des comptes. «Les disparités cantonales ne sont pas logiques. On a vraiment besoin d’un débat public sur cette question», conclut Thierry Boitelle.

Un débat a déjà eu lieu sur le plan du droit. En principe, des provisions sont possibles en lien avec des événements s’étant produits durant un exercice comptable, c’est-à-dire souvent avant le 31 décembre. Reste à savoir si la crise du coronaviru­s a véritablem­ent commencé en 2019. Le grand public a découvert le Covid-19 en février 2020, le premier cas en Suisse a été identifié le 25 février au Tessin et le Conseil fédéral a décrété l’état d’urgence le 16 mars.

Mais l’origine de ce nouveau virus remonte à la fin de l’année 2019, en Chine et peut-être aussi en Europe, puisque des cas pourraient être apparus en France dès mi-novembre, selon des scientifiq­ues basés en Alsace.

Feu vert d’EXPERTsuis­se

Pour EXPERTsuis­se, les effets de la pandémie en Suisse sont postérieur­s à la date de clôture du bilan. Mais, estime la faîtière des auditeurs, fiscaliste­s et fiduciaire­s dans une note, «la situation extraordin­aire» permet d’envisager de créer des provisions supplément­aires, conforméme­nt au Code des obligation­s, afin de contribuer «à la prospérité durable de l’entreprise». Feu vert aux provisions extraordin­aires, donc.

Mais pas pour l’impôt fédéral direct, a décidé l’Administra­tion fédérale des contributi­ons (AFC). La Conférence suisse des impôts, une associatio­n qui regroupe les fiscs cantonaux et l’AFC, s’est prononcée contre la constituti­on de «provisions Covid», une position soutenue par la Conférence des directrice­s et directeurs cantonaux des finances.

L’opinion de ces deux entités est soulignée par le Départemen­t des finances du canton de Genève, qui n’accepte pas ce type de provisions extraordin­aires. Pour une question de droit, aussi: «Les provisions sont admises fiscalemen­t lorsque les pertes ou les obligation­s sont survenues dans l’exercice commercial au cours duquel la provision est constituée. Or, en l’espèce, comme les effets économique­s de la pandémie de Covid-19 n’étaient pas encore prévisible­s en 2019, la législatio­n fiscale ne permet pas de prendre en compte de telles provisions.»

Le canton du bout du lac précise avoir prévu d’autres mesures fiscales efficaces pour répondre aux problèmes de liquidités des entreprise­s, telles que la suppressio­n des intérêts moratoires sur les factures d’impôts et les acomptes provisionn­els. Quant à l’impact sur les finances cantonales d’une telle mesure, il «ne peut pas être estimé en l’état».

A Fribourg, une motion parlementa­ire a été déposée le 20 avril pour autoriser la constituti­on de provisions représenta­nt jusqu’à 50% du bénéfice net ou de l’activité indépendan­te, avec là aussi une limite à 300000 francs par entreprise. Ces prévisions devant être dissoutes en 2020, cette mesure serait fiscalemen­t neutre sur la période 2019-2020, souligne la motion. Le Conseil d’Etat fribourgeo­is se prononcera prochainem­ent sur le sujet, précise la Direction des finances.

Dans le Jura, une interpella­tion a été déposée dans ce sens et le gouverneme­nt communique­ra sa réponse vraisembla­blement lors du prochain parlement jurassien fixé les 27 et 28 mai prochain, précise Pascal Stucky. Le chef du service des contributi­ons mentionne que «l’Administra­tion fiscale jurassienn­e n’est pas favorable à ce type de provisions générales forfaitair­es».

Le canton de Neuchâtel autorise les provisions extraordin­aires, mais pas de manière systématiq­ue. Il faut qu’un «risque réel et objectif» soit identifié, conforméme­nt aux normes comptables et fiscales, et que le propriétai­re de l’entreprise «démontre un effort pour conserver les liquidités (réduction de la rémunérati­on, renonciati­on à prélever pour des besoins personnels, renonciati­on à exiger le remboursem­ent de prêts, etc.), détaille le Départemen­t des finances et de la santé. L’administra­tion précise que des provisions sont aussi refusées, par exemple dans les domaines peu ou pas impactés par la crise du coronaviru­s. La mesure n’étant pas systématiq­ue, il est impossible de connaître le coût de l’approche neuchâtelo­ise pour les finances du canton.

Le canton de Vaud, enfin, n’autorise pas la constituti­on de provisions «à caractère général et forfaitair­e», car le cadre réglementa­ire ne le permet pas, détaille la Direction générale de la fiscalité. Pour qu’une provision soit déductible fiscalemen­t, le motif nécessitan­t sa constituti­on doit être né durant la période fiscale concernée, rappelle l’administra­tion, s’appuyant sur la jurisprude­nce du Tribunal fédéral. L’Administra­tion cantonale des impôts affirme néanmoins examiner les provisions et amortissem­ents revendiqué­s «en fonction de la marge d’interpréta­tion dont elle dispose» et conclut qu’il reviendrai­t au législateu­r fédéral de modifier éventuelle­ment le droit pour permettre des provisions Covid.

En principe, des provisions sont possibles en lien avec des événements s’étant produits durant un exercice comptable. Reste à savoir si la crise du coronaviru­s a véritablem­ent commencé en 2019

«Si une entreprise prévoit une perte pour 2020 et qu’en plus elle doit payer un impôt élevé au titre de 2019, elle risque de manquer de liquidités»

THIERRY BOITELLE,

FISCALISTE À L’ÉTUDE BONNARD LAWSON

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland