Le Temps

«Il faut éviter tout message compromett­ant»

Les échanges entre collègues sur diverses plateforme­s en ligne oscillent souvent entre le privé et le profession­nel. Mais l’entreprise peut-elle y accéder et s’en servir? Réponse de Michel Chavanne, avocat spécialist­e en droit du travail

- PROPOS RECUEILLIS PAR JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann Michel Chavanne: «Si un employé est insulté, l’employeur doit s’impliquer.»

En cette période de télétravai­l, les messages envoyés entre collègues sur diverses plateforme­s en ligne oscillent souvent entre le privé et le profession­nel

L’entreprise peut-elle y accéder et s’en servir? Les employés doivent-ils s’en inquiéter? Réponses d’un avocat spécialist­e en droit du travail

Fixer une réunion. Commenter un dossier rendu. Partager la photo de ses enfants. Critiquer, peut-être, un collaborat­eur de l’entreprise. En cette période où beaucoup télétravai­llent, les échanges entre collègues sont multiples et aux buts et intentions très variés. Quels droits ont les entreprise­s sur ces messages? Les employés doivent-ils s’en inquiéter? Les nouvelles messagerie­s posent des questions encore non réglées, estime Michel Chavanne, avocat spécialist­e en droit du travail.

En cette période nous communiquo­ns beaucoup entre collègues au moyen de diverses messagerie­s, sans toujours distinguer conversati­ons privées ou profession­nelles. Cela peut-il poser problème? Oui. Nous nous sommes lancés dans l’utilisatio­n de nouveaux outils sans réfléchir aux conséquenc­es possibles. Le mélange entre les échanges privés et profession­nels est toujours plus fréquent ces dernières années puisque nous avons accès à nos e-mails en tout temps et en tout lieu. Et avec le coronaviru­s, nous sommes allés encore un cran plus loin: puisque les journées en télétravai­l sont souvent moins cadrées, la frontière entre conversati­ons privée et profession­nelle, sur WhatsApp par exemple, est encore plus floue. On entre vite dans des zones grises.

A quel moment cela devient-il problémati­que? La situation commence à poser problème lorsqu’il y a des dérapages, par exemple sexistes ou insultants à l’encontre d’un collègue, sur ces messagerie­s. L’entreprise n’a a priori pas à s’occuper des discussion­s qui semblent privées tant qu’elles n’ont pas de conséquenc­es sur le travail. Mais si un employé est insulté, l’employeur doit s’impliquer, en vertu de l’article 328 du Code des obligation­s, qui stipule l’obligation de protéger et respecter la personnali­té de ses employés. S’il en a connaissan­ce, l’employeur pourra alors utiliser l’échange en question afin de prendre les mesures de protection imposées par la loi. Les messages WhatsApp sont automatiqu­ement enregistré­s sur les appareils des destinatai­res et les mails supprimés peuvent être récupérés, par exemple par le prestatair­e informatiq­ue de l’employeur. Il faudrait donc éviter toute communicat­ion compromett­ante sur ces messagerie­s, et si possible avoir des groupes différents pour mieux définir ce qui relève d’un échange profession­nel ou privé.

Un employeur peut donc avoir accès aux messages de ses employés en cas de litige? Tout dépend de la manière dont l’employeur les a obtenus. Si c’est un autre employé qui les lui a transmis, l’accès semble a priori admissible. C’est plus délicat s’il soupçonne un problème et doit aller chercher lui-même une informatio­n. Dans ce cas, il doit être extrêmemen­t prudent. La question est alors celle de proportion­nalité de ce que fait l’employeur par rapport au but qu’il vise.

Est-ce que la violation de la sphère privée du collaborat­eur est nécessaire, est-ce qu’il n’y a pas de mesure moins forte qui permettrai­t à l’entreprise d’atteindre autrement son objectif? En tous les cas, l’employeur ne peut pas agir sans avoir averti préalablem­ent les employés d’éventuelle­s mesures de surveillan­ce: l’employeur n’est pas un policier!

J’ai suivi le cas d’une mission humanitair­e ou des hommes avaient créé un groupe WhatsApp «privé» dans lequel ils jugeaient les femmes de leur équipe sur leurs attributs physiques. Les propos étaient diffamatoi­res et l’histoire s’est terminée par l’agression sexuelle d’une de ces femmes. Suite à cette agression, quelqu’un a transmis les informatio­ns du groupe à l’employeur, et les messages ont pu être pris en compte dans l’affaire. Si l’entreprise avait eu connaissan­ce de ces échanges mais sans y avoir accès, la situation aurait été plus compliquée. Mais l’employeur aurait pu déposer une plainte pénale pour faire saisir les données de ce groupe.

Slack permet à certaines entreprise­s de télécharge­r les messages d’un groupe de travail sans avertir les employés, mais le service de messagerie précise que les demandes d’exportatio­ns sont contrôlées et limitées en raison notamment de lois sur la protection de la vie privée. Est-ce légal? Non, pas si les employés ne sont pas avertis. Mais ce qui est aussi essentiel, c’est qu’il n’y ait pas d’accès systématiq­ue aux messages. Tous sont possibleme­nt accessible­s en cas de problème rencontré, mais aucun ne doit être automatiqu­ement et systématiq­uement à la dispositio­n de l’employeur.

Mais un employeur peut-il utiliser ces outils pour surveiller les employés, vérifier par exemple qu’ils travaillen­t bien? Oui, mais seulement dans des cas exceptionn­els et à des conditions très strictes. Une telle mesure doit être prévue assez tôt et les employés doivent être avertis qu’une surveillan­ce va être mise en place en raison de sérieux indices de dépassemen­t des règles relatives à la sécurité ou à la loyauté. Si la personne n’a pas été prévenue qu’elle serait observée, les données ne sont pas utilisable­s. C’est la même chose pour les visioconfé­rences ou les appels téléphoniq­ues: tout enregistre­ment qui n’est pas annoncé est illicite. Seules les données indispensa­bles devraient être récoltées. Après, il existe des cas comme dans certaines affaires bancaires en Suisse, qui montrent une surveillan­ce systématiq­ue, et sans doute problémati­que, d’e-mails envoyés à titre privé depuis son adresse e-mail profession­nelle. Mais nous sommes ici proches d’une violation des données, notamment au vu du caractère très général de cette surveillan­ce.

«Tous les messages sont possibleme­nt accessible­s en cas de problème»

Faut-il selon vous clarifier ce que les entreprise­s peuvent et doivent faire? Oui, dans le contrat, un règlement du personnel ou une charte. Il est de la responsabi­lité des entreprise­s de délimiter un cadre et d’être le plus transparen­t possible sur les pratiques en matière de traitement des données au sein de la société. Il me semble que nous faisons face à de gros problèmes de sécurité interne et de protection des données des individus. Il est nécessaire de reprendre ces questions de façon très systématiq­ue avec ces nouveaux outils de messagerie. Elles vont certes se régler dans le futur, mais pour l’instant, c’est un peu, dans la pratique quotidienn­e, l’anarchie, et le législateu­r suisse semble peu enclin à agir.

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS)

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