Le Temps

Michael Jordan, la rage au coeur

Si la série documentai­re «The Last Dance» montre très bien le fonctionne­ment tyrannique et obsessionn­el de l’ancienne star des Chicago Bulls, elle ne propose jamais de «pourquoi». Son histoire familiale, intimement liée à celle des Etats-Unis, propose des

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Un compétiteu­r compulsif, un obsédé de la victoire, un parieur maladif, un tyran: la série documentai­re «The Last Dance» qui dresse le portrait de Michael Jordan montre très bien le fonctionne­ment névrotique de l’ancienne star des Chicago Bulls. Mais sans chercher à expliquer pourquoi. Son histoire familiale, intimement liée à celle des Etats-Unis, propose quelques clés de compréhens­ion.

La question a commencé à poindre autour du troisième épisode, et n’a cessé de démanger par la suite, faute de réponse satisfaisa­nte. Pourquoi? Au fil des matchs et des témoignage­s, on voyait assez clairement que Michael Jordan était un compétiteu­r compulsif, un obsédé de la victoire, un parieur maladif, un tyran, voire même «un sacré connard» selon pas mal de ses anciens équipiers. Sans jamais comprendre pourquoi.

C’est la limite de The Last Dance, précieuse série documentai­re en dix épisodes sur la saison 1997-1998 des Chicago Bulls, que Netflix et ESPN ont diffusée ces dernières semaines. On y voit tout, mais on ne saisit pas la nature du feu intérieur qui dévore Michael Jordan jusqu’à en faire le meilleur joueur de l’histoire du basketball et probableme­nt l’un des trois ou quatre plus grands champions sportifs de son siècle.

Que le mythique numéro 23 des Chicago Bulls n’ait pas été spécialeme­nt un chic type n’est ni un problème ni une révélation. On sait depuis l’aveu définitif de Robert Mitchum que «ce ne sont pas vos qualités qui font de vous une star mais vos défauts». C’est la même chose pour Mohamed Ali, Diego Maradona ou Ayrton Senna. Roger Federer aussi, enfant, était colérique et ne supportait pas de perdre. Mais «RF» (qui avait un poster de Jordan punaisé dans sa chambre d’adolescent) s’est efforcé de gommer ce trait de caractère là où «MJ» l’a cultivé au-delà de toutes limites.

Là où l’un se nourrit de sa passion du tennis, l’autre semble surtout éprouver une passion pour la compétitio­n. Michael Jordan rêvait de baseball et le basket paraît n’être qu’un moyen de dominer les autres. Il est si supérieur que Reggie Miller le surnommait «le Jésus noir». Mais Jésus est Amour alors que «MJ» n’est que haine. Haine de la défaite, de la faiblesse, de l’excuse. Et haine des autres s’il le faut. Il puise sa motivation personnell­e, quitte à l’inventer, dans une phrase maladroite, un commentair­e désobligea­nt.

Celui qui ne le salue pas le snobe, et s’il le salue c’est qu’il se croit son égal; dans les deux cas Michael en fait «une affaire personnell­e», le «met sur [sa] liste». Dans les deux cas, il est mort. Parce que Michael ne se contente pas de battre; il veut dominer, humilier. Même au golf, même le personnel de sécurité avec qui il parie sur tout et rien. «Pourquoi?» lui demande un jour un coéquipier, surpris de le voir s’intéresser à leur partie de blackjack à un dollar quand la table d’à côté, la sienne, mise des fortunes. «Parce que je veux ton argent dans ma poche.»

Mais pourquoi ce milliardai­re tient-il tant à ce dollar? Une méthode prétend qu’il faut se demander cinq fois pourquoi pour arriver au coeur du problème. Les explicatio­ns classiques remontent souvent à l’enfance, à la famille. Michael fut un enfant aimé, très proche de son père James qu’il perdit (assassinat) alors que sa psychologi­e était déjà affirmée. La rivalité sportive avec son frère aîné Larry était viscérale, permanente, mais assez commune à ce genre de champions.

Le journalist­e américain Roland Lazenby a écrit plusieurs livres sur Michael Jordan et les Bulls avant d’entrevoir la vérité en 2014 dans Michael Jordan: The life. Selon lui, la clé est Dawson Jordan, l’arrière-grand-père né en 1891. «Michael idolâtrait ce petit homme estropié mais tellement puissant, déterminé et robuste. Dawson a été le patriarche de la famille Jordan, ça a donc été une forme de sélection naturelle», expliquait-il en 2015 à Society.

Des galettes d’argile au dessert

L’histoire familiale profonde est aussi la thèse de l’écrivain Wright Thompson, qui a publié cette semaine un très long article sur ESPN pour expliquer non les «what» mais les «why». Thompson part de la maison familiale à Wilmington. Dans cette petite ville côtière du sud de la Caroline du Nord, six génération­s de Jordan ont vécu au même endroit pendant 400 ans. Un lieu singulier, avec sa mystique, ses codes et ses traditions, sur lequel ont sédimenté la Guerre de Sécession, l’abolition de l’esclavage, les émeutes de 1898. Dawson Jordan a vécu tout cela, il l’a raconté à Michael, qui se souvient de cet aïeul comme d’«un dur». Chez ses grands-parents, il mangeait encore des galettes d’argile, une coutume originaire d’Afrique.

Le père de Dawson, Dick, était né esclave en 1862 et fut attribué par héritage avec quinze autres à une dénommée Mary Jordan. Dick mourut libre, métayer et propriétai­re de son toit. Dawson aussi était métayer, ainsi que le grand-père maternel, un homme relativeme­nt aisé mais dur et antipathiq­ue. Dawson Jordan mourut en 1977, l’année de la diffusion de Roots (Racines), la première série consacrée à l’histoire des Afro-Américains, qui eut un fort impact sur le jeune Michael. Il en conçut de la rage mais ses parents, surtout sa mère qui lui répétait: «tu n’es pas un rêveur mais un faiseur», l’incitèrent à transforme­r ce ressentime­nt en motivation. «Michael Jordan est né dans un monde de prédateurs et dans une lignée de survivants. Il a appris à gagner et a utilisé ce savoir pour devenir le mâle dominant», écrit Wright Thompson.

En 2009, lors de son discours d’intronisat­ion au Hall of Fame du basketball, Jordan retraça son parcours. C’était comme autant de vengeances personnell­es contre toutes les personnes qui, de près ou de loin, mentor, frères, coéquipier­s, coachs, l’avaient critiqué et rendu fort. Personne ne comprit vraiment s’il les remerciait ou les insultait. Sport Illustrate­d a nommé cette séquence «le moment où personne n’a voulu être Michael Jordan». Il faisait ce qu’il n’avait jamais fait et s’est bien gardé de refaire dans The Last Dance: dire pourquoi.

«Michael Jordan est né dans un monde de prédateurs et dans une lignée de survivants.

Il a appris à gagner» WRIGHT THOMPSON, ÉCRIVAIN

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 ?? (NATHANIEL S. BUTLER/NBAE/GETTY IMAGES) ?? Michael Jordan. Le numéro 23 des Chicago Bulls est sans aucun doute le meilleur joueur de l’histoire du basketball.
(NATHANIEL S. BUTLER/NBAE/GETTY IMAGES) Michael Jordan. Le numéro 23 des Chicago Bulls est sans aucun doute le meilleur joueur de l’histoire du basketball.

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