Dans les bottes du capitaine Berset
CORONAVIRUS Durant ces trois derniers mois, le ministre de la santé a affronté la crise, tantôt cantonné à Berne, tantôt sillonnant le pays. Malgré l’avenir incertain, il reste serein, lâchant même cet aveu: «C’est le doute qui me fait avancer»
Ces trois derniers mois, le ministre de la santé Alain Berset a affronté la tempête sept jours sur sept, tantôt cantonné à Berne, tantôt sillonnant le pays
■ De la prise de conscience, le 25 février, qu’une crise majeure se préparait, au déconfinement partiel en cours: le grand récit, raconté en six dates clés
■ Coordination avec les pays voisins, mise à mal du fédéralisme, pression des lobbies, manque de matériel sanitaire: les enjeux se sont multipliés
■ «Nous devrons remettre en question notre mode de vie, dont nous avons pu mesurer toute la fragilité», déclare aujourd’hui le conseiller fédéral
Durant les trois mois de la crise du coronavirus, la Suisse s’est découvert un capitaine de gros temps: Alain Berset, sur le pont le plus souvent de 15 à 18 heures sur 24 et sept jours sur sept. Le ministre de la santé suit attentivement l’évolution de la situation depuis janvier. Dans les jours qui suivent sa rencontre au WEF de Davos avec le directeur de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus, il rédige une note à l’intention du Conseil fédéral, tandis que son Office fédéral de la santé publique (OFSP) crée une première task force. Pour
Le Temps, il a accepté de revenir sur six dates clés de l’épidémie.
1 Mardi 25 février 2020
Réunion des ministres de la santé d’Italie, de France, d’Allemagne, d’Autriche, de Slovénie, de Croatie et de Suisse à Rome
Ce mardi marque le jour du premier cas de coronavirus positif enregistré en Suisse. Mais pour Alain Berset, c’est surtout l’heure de la prise de conscience qu’une sérieuse crise va éclater en Europe. Le dimanche précédent, il a abrégé son congé de ski à Saint-Luc en Valais lorsqu’il constate que la Lombardie voisine est en passe de devenir un foyer européen de l’épidémie. Il a regagné prématurément son bureau de l’Inselgasse à Berne, siège du Département fédéral de l’intérieur, pour y organiser une conférence téléphonique avec sa garde rapprochée. Le lendemain, c’est lors de contacts avec plusieurs de ses homologues européens que germe l’idée d’une rencontre à Rome.
«Le but n’était pas de prendre des premières mesures, mais de s’informer mutuellement afin de comprendre ce qui se passait en Italie», raconte Alain Berset. Les ministres accouchent d’une déclaration qui tente de rassurer la population. «Tous les pays voisins se sont engagés à s’informer mutuellement, à se coordonner et à garder pour le moment ouvertes leurs frontières.»
La réalité est beaucoup plus inquiétante. «Je me suis vite rendu compte que la situation n’était plus du tout sous contrôle en Italie. On nous annonçait un taux de mortalité déjà deux fois plus élevé que celui affiché en Chine.» A la fin de la réunion, Alain Berset doit rencontrer les médias suisses à quelques kilomètres du Ministère italien de la santé. Mais les carabinieri qui guident le cortège de voitures s’égarent dans Rome. Irrité, Alain Berset finit par quitter le convoi officiel pour se rendre à pied au rendez-vous à l’aide de son GPS. C’est la pagaille, et les Italiens n’ont pas perdu que la chaîne de transmission du virus.
2 Vendredi 28 février 2020
Par une mesure pionnière en Europe, le Conseil fédéral interdit tous les rassemblements de plus de 1000 personnes
Un seul mot d’ordre, désormais: «aplanir la courbe» des nouveaux cas de coronavirus. Et cela passe tout d’abord par l’interdiction de toutes les manifestations de plus de 1000 personnes, qu’arrête le Conseil fédéral ce vendredi. La mesure, pionnière en Europe, provoque dans un premier temps stupeur et colère dans les milieux du divertissement, de la culture et du sport. Le Salon de l’auto de Genève, qui pèse entre 250 et 350 millions de recettes directes et indirectes, est annulé. Le carnaval de Bâle passe également à la trappe. Sur les réseaux sociaux, les critiques fusent contre le Conseil fédéral.
S’il est persuadé de la justesse de cette mesure, Alain Berset ne cache pas un certain embarras. A Rome, ses
1 Alain Berset rencontre ses homologues ministres de la santé de six pays européens. (PETER KLAUNZER/KEYSTONE)
2 En interdisant les manifestations de plus de 1000 personnes, le Conseil fédéral condamne le Salon de l’auto et le carnaval de Bâle. (PETER KLAUNZER/ KEYSTONE) 3 Alain Berset, Karin Keller-Sutter, Simonetta Sommaruga et Viola Amherd traversent la Bundesgasse à Berne avant d’annoncer qu’ils ont décrété le droit d’urgence. (ANTHONY ANEX/KEYSTONE) 4 Le pic de l’épidémie se produit durant la dernière semaine de mars déjà, alors qu’on l’attendait pour la période pascale. (JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) 5 «Agir aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire»: la phrase culte d’Alain Berset pour annoncer la sortie de crise. (ALESSANDRO DELLA VALLE/ KEYSTONE) 6 Daniel Koch, de l’OFSP, et Alain Berset au café-restaurant du Gothard à Fribourg. (PETER KLAUNZER/ KEYSTONE) homologues et lui se sont entendus pour ne pas prendre de mesures non coordonnées. Et voilà qu’il est le premier à rompre avec cette promesse. La veille de la décision, il appelle donc son homologue français Olivier Véran pour l’en informer. Un jour après la Suisse, la France bannit tous les événements de plus de 5000 personnes cette fois.
Cette semaine-là, Alain Berset est passé «en mode crise». L’époux et le père de trois enfants qu’il est aussi ne rentre plus au domicile familial de Belfaux – même si celui-ci n’est situé qu’à 35 minutes en voiture –, préférant dormir à Berne. «Cela n’aurait eu aucun sens. J’étais sans cesse dans l’urgence. Il y a des moments où l’on n’a pas le temps de se poser la question de la
work life balance», confie-t-il.
A ce stade de l’épidémie, le fédéralisme est à son tour atteint par le coronavirus. Les cantons hésitent sur la manière de contrer sa propagation. Et le 4 mars, alors que siège le comité de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé, le fédéralisme semble même mûr pour les soins intensifs. Les cantons sont perdus à l’heure de mettre en oeuvre la première mesure du Conseil fédéral, se révélant incapables de parler d’une seule voix. Une séance à l’issue de laquelle la présidente Heidi Hanselmann élude toutes les questions des journalistes.
3 Dimanche 15 mars 2020
Lors d’une séance extraordinaire, le Conseil fédéral ne communique encore rien, mais il mûrit sa décision de décréter le droit d’urgence
En ce dimanche ensoleillé, la place Fédérale est baignée d’une chaleur printanière à Berne. Rien ne laisse supposer que la Suisse vit un point de bascule dans cette épidémie à laquelle l’OMS vient de donner le statut de «pandémie».
Le vendredi précédent, le Conseil fédéral a fermé les écoles, renforcé les contrôles aux frontières et restreint à 50 personnes la capacité d’accueil des restaurants. Mais la population n’a pas suivi et se montre indisciplinée. Certains cantons s’obstinent longtemps à ne pas vouloir fermer leurs stations de ski. Le samedi, il faut un coup de gueule d’Alain Berset au micro de la radio alémanique pour qu’ils obtempèrent.
La nuit suivante est particulièrement agitée. Le conseiller fédéral reçoit des SMS l’avertissant qu’à plusieurs endroits, les gens font la fête sans le moindre respect des distances sociales. Parallèlement, la tension monte autour de la question des frontières. Les cantons limitrophes redoutent de perdre le personnel frontalier engagé dans leurs hôpitaux. Pour toutes ces raisons, dimanche vers 18h, le Conseil fédéral tient une nouvelle séance extraordinaire, non pas au Palais fédéral ouest comme d’habitude, mais au Bernerhof, où la salle est plus vaste et peut accueillir certains des proches collaborateurs des ministres.
Dans la soirée, retour à l’Inselgasse où Alain Berset va mettre au point l’ordonnance qui plongera la Suisse dans un confinement partiel. Il y retrouve son équipe, ainsi que les spécialistes de l’OFSP. Les juristes peaufinent les paragraphes projetés sur le mur par Beamer. Les visages sont graves et concentrés. Tout le monde est conscient de vivre comme d’écrire une page d’histoire de la Suisse.
Le 16 mars, le Conseil fédéral passe au dernier stade prévu par le plan
«Je me suis vite rendu compte que la situation n’était plus du tout sous contrôle en Italie»
ALAIN BERSET
«Quand il n’y a plus les contre-pouvoirs habituels, nous sommes d’autant plus attentifs à la proportionnalité de nos mesures»
ALAIN BERSET
de pandémie, celui de la «situation extraordinaire». Il instaure le droit d’urgence, un pas qu’Alain Berset a longtemps hésité à franchir. «En tant que responsable de la santé, je pouvais déjà imposer des mesures au plan national à l’échelon de la situation particulière. Mais nous étions entrés dans une situation de pandémie et il fallait se donner les moyens d’agir vite.» Dans les jours qui suivent, le droit d’urgence permet au Conseil fédéral d’entériner le paquet d’aides à l’économie, à la culture et au sport, se chiffrant aujourd’hui à plus de 60 milliards de francs.
Il permet aussi de prendre une mesure qui en dit long sur l’état d’impréparation du pays avant le coronavirus: la création d’une centrale d’achats. Lorsque le Covid-19 atteint la Suisse, le pays manque cruellement de matériel de protection sanitaire. Or, il n’existe pas d’organe fédéral pour procéder aux achats, les cantons étant en principe compétents en la matière! Cette centrale ne sera opérationnelle que le 4 avril.
Ironie du sort: il a fallu cette crise pour que le Conseil fédéral connaisse un moment de grâce, quelque 80% de la population soutenant son action. Dans le collège comme dans le pays, c’est l’union sacrée. Dans les médias, seule la Weltwoche tire à boulets rouges sur le gouvernement. «Le recours au droit d’urgence a transformé la Suisse en dictature», accuse son rédacteur en chef Roger Köppel, qui est aussi conseiller national UDC. Cela n’affecte guère le ministre de la santé. «Quand il n’y a plus les contre-pouvoirs habituels, nous sommes d’autant plus attentifs à la proportionnalité de nos mesures, en étant conscients que nous les prenons pour la période la plus courte possible. Et le dialogue avec les cantons n’a jamais été rompu, les contacts étant quotidiens», répond Alain Berset.
4 Mercredi 25 mars 2020
Alain Berset avertit la population: cette épreuve n’est pas un sprint de 100 mètres, mais un marathon
Personne ne le sait encore, mais la Suisse connaît son pic de l’épidémie, enregistrant entre 1000 et 1500 nouveaux cas de coronavirus par jour durant cette semaine. Dans ce contexte, Alain Berset avertit toutes et tous les citoyens. «Nous ne courons pas un 100 mètres, mais un marathon.» C’est donc une épreuve de longue haleine – un marathon se dispute sur 42 km – qui attend la population. «Et nous en sommes à peine au 10e kilomètre», prévient-il encore.
L’ancien athlète romand a-t-il pensé à sa maman Solange, médaillée de bronze au Championnat suisse de marathon en 1988, lorsqu’il a recouru à cette métaphore sportive? «Non, honnêtement, je n’y ai pas pensé tout de suite, mais j’ai puisé cette image dans ma jeunesse et mes années d’athlétisme», sourit-il. Il a surtout cherché une communication efficace, un élément clé du climat de confiance qu’il faut installer entre le gouvernement et la population.
Durant toute la crise, Alain Berset sillonne le pays pour mieux connaître la réalité du terrain: il se rend au Tessin pour y rencontrer le Conseil d’Etat in corpore, visite les HUG à Genève, mais se balade aussi incognito à Berne pour voir si la population respecte les consignes de l’OFSP. «Nous avons toujours pris des mesures qui correspondent à l’ADN du pays, en nous basant sur la responsabilité individuelle des citoyens et sur leur solidarité face à l’ensemble de la collectivité.» Alors que la France et l’Italie soumettent leur peuple à un strict confinement, le Conseil fédéral y a renoncé. «Enfermer les gens à leur domicile n’a jamais été une option, même si certains scientifiques l’ont réclamée», relève-t-il.
Malgré toutes les crises – sanitaire, mais aussi économique, financière et sociale – qui se profilent à l’horizon, Alain Berset semble galvanisé par les défis à relever qu’implique une situation échappant à tout contrôle: «Je vis avec le doute. C’est le moteur qui me fait avancer», assure-t-il. Difficile à croire chez cet homme de pouvoir devenu conseiller fédéral à l’âge de 39 ans déjà! «Vous savez, il y a des clichés dont je ne parviendrai jamais à me défaire, comme celui de l’ambitieux qui rêvait au Conseil fédéral dans son berceau déjà ou de l’homme pétri de certitudes. Or, je pense plutôt être le contraire de cela.»
5 Jeudi 16 avril 2020
Le Conseil fédéral tente de calmer les lobbies qui réclament un redémarrage rapide de l’économie
Le pic de l’épidémie appartient au passé et les médias ne parlent plus que de la «sortie de crise». Le Conseil fédéral, qui a prévu le retour à la normale en trois étapes, s’attache à calmer les ardeurs. «Nous devons agir aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire», assène Alain Berset. Lorsqu’il emploie cette formule noyée dans une intervention de douze minutes, le ministre n’imagine pas une seconde qu’elle va faire le buzz sur les réseaux sociaux, au point que l’agence de communication fribourgeoise By the Way Studio va en faire un T-shirt rapportant 180000 francs exclusivement versés à la Chaîne du Bonheur. Il ne s’explique pas trop le succès de cette phrase désormais culte, si ce n’est par le fait qu’elle traduit bien la démarche du Conseil fédéral. «Elle affirme une nécessaire prudence et un optimiste possible.»
Dans l’immédiat, le Conseil fédéral tente de résister aux divers lobbies, qui le pressent de rouvrir les marchés, les restaurants, les musées et même les zoos. Dans le Blick, l’entrepreneur Nick Hayek estime que le gouvernement est «catastrophique» à l’heure de faire redémarrer l’économie. «Le Conseil fédéral doit bien sûr écouter les groupes d’intérêts, mais il ne doit pas s’en faire le porte-voix, car sinon il n’arrive plus à faire la synthèse pour l’ensemble du pays», souligne-t-il. «Nous avons toujours veillé à garder une ligne cohérente et à inscrire nos décisions quotidiennes dans un temps long.»
6 Mardi 12 mai 2020
A la suite d’une visite à Fribourg, Alain Berset n’est pas rassuré quant aux mesures de distanciation sociale prises dans les restaurants
C’est le début de la «nouvelle normalité». Les magasins ont rouvert leurs portes, les restaurants aussi. Alain Berset se déplace à Fribourg pour voir comment ce canton met en place le «traçage», soit l’enquête d’entourage pour remonter la chaîne de transmission du virus. Cela ne sera pas facile dans les restaurants. Après avoir livré un intense lobbying, cette branche a été autorisée à rouvrir, mais en respectant la distance sociale et en tenant un registre des convives, invités à y laisser leurs coordonnées.
C’est un secret de Polichinelle que le ministre de la santé aurait souhaité une solution plus contraignante. Au terme de sa visite à Fribourg, il n’est pas rassuré. «Dans beaucoup de restaurants, on ne prend pas suffisamment les précautions au sérieux. Si un jour l’épidémie repart, nous aurons de la peine à retrouver les contacts. Nous devons être stricts dans la mise en oeuvre du traçage. Et ici, tout le monde doit jouer le jeu», avertit-il.
Le coronavirus va-t-il transformer la société? «Nous devrons remettre en question notre mode de vie, dont nous avons pu mesurer toute la fragilité», relève-t-il. Dans un premier temps, il faudra apprendre à vivre avec le virus tant qu’un vaccin et un traitement n’auront pas été trouvés. A plus long terme, Alain Berset espère pourtant retrouver ces gestes cordiaux que sont les poignées de main et autres bises entre amis. Et cela, aussi vite que possible: «Car nous sommes des animaux sociaux et c’est très bien ainsi.»