«Les virus rendent visibles des réalités cachées»
Certaines épidémies laissent des traces profondes et bouleversent les sociétés. Flurin Condrau, professeur à l’Université de Zurich, explique comment les maladies infectieuses mettent le pouvoir à l’épreuve
Les recherches de Flurin Condrau, professeur d’histoire de la médecine à la Faculté de médecine de l’Université de Zurich, portent en particulier sur les maladies infectieuses. Les épidémies mettent le pouvoir à l’épreuve, car elles révèlent les failles de nos sociétés, explique-t-il.
Vous avez étudié l’épidémie de choléra qui a frappé Zurich en 1867. Comment cet épisode a-t-il marqué la ville? Entre juillet et octobre 1867, le choléra contamine 684 personnes et fait 481 morts à Zurich. L’épidémie frappe particulièrement les quartiers pauvres et ouvriers. La ville prend d’abord des mesures de prévention classiques: annonce obligatoire des personnes touchées, mise en quarantaine des malades. Une stratégie qui avait déjà permis, par le passé, de contenir le choléra. Mais cela ne suffira pas cette fois à endiguer cette crise, devenue politique et économique…
Comment se fait-il que cet épisode soit, cette fois, à l’origine d’une crise? C’est lié au contexte dans lequel survient le choc. Après des décennies de prospérité, les difficultés commencent à faire surface: l’industrie textile, l’agriculture et le rail manquent de capitaux. Au même moment, on assiste à la montée en puissance des radicaux – le Mouvement démocratique – déterminés à renverser l’élite libérale qui occupait alors les postes clé du pays. Les contestataires l’emporteront finalement en obtenant la majorité absolue aux élections du Conseil constitutionnel. Le Mouvement démocratique obtient un changement de la constitution, ensuite approuvé par la majorité populaire (des hommes), en 1869. Un changement politique majeur: c’est l’introduction de la démocratie directe.
Quel rôle joue la situation sanitaire dans ces transformations politiques? Ce n’est pas le choléra qui provoque la réforme. Mais l’épidémie joue un rôle d’accélérateur en révélant les failles de la société. La crédibilité de l’ancien système se voit affaiblie. La crise sanitaire exacerbe la volonté populaire de changement. Les forces démocratiques saisissent ce moment pour mobiliser et réclamer des réformes afin d’améliorer en profondeur la situation des quartiers pauvres. Ils n’hésiteront pas à comparer le «système aristocratique» qu’ils dénoncent au choléra: on ne le voit pas, mais il est partout. Cette épidémie déclenchera un vaste programme d’assainissement de la ville, avec l’installation d’un système moderne d’évacuation des eaux usées.
Alors que nous essayons de nous projeter dans l’avenir, que nous apprennent les expériences de crises sanitaires passées? Je ne crois pas que l’histoire puisse servir de boîte à outils en temps difficiles. Son principal atout, c’est de nous aider à réfléchir. On peut toutefois tirer certains parallèles. Les épidémies sont un stress test pour une société. Elles tendent à favoriser les transformations. Elles révèlent aussi les inégalités. On entend dire que les virus n’ont pas de frontières. C’est faux. Ils suivent les frontières que nous avons dressées et rendent visibles des réalités que l’on préfère dissimuler. Le nombre de victimes du SARS-CoV-2 est clairement plus élevé chez les personnes âgées, mais aussi au sein des populations pauvres. C’est flagrant aux EtatsUnis, où l’épidémie fait beaucoup plus de victimes parmi les populations afro-américaines défavorisées. Ce qui montre que la santé est répartie de manière très inégale dans le monde.
«Les épidémies sont un stress test pour une société»
Face au stress test du Covid-19, comment s’en sort la Suisse? Il est trop tôt pour dire quel impact aura cette épidémie sur la société. Jusqu’ici, la Suisse a bien résisté en trouvant une voie du milieu: ni trop laxiste, ni trop stricte. La population a globalement bien accepté les mesures de restrictions. Mais le Covid-19 révèle les limites de notre système hospitalier: les établissements de santé n’étaient pas prêts à absorber le choc, ils ont dû augmenter leur capacité et renoncer à certains services. Et ses contradictions: au cours des dernières décennies, le système de santé s’est orienté vers des financements privés mais, lorsque survient la crise, c’est l’Etat qui prend le relais. Ce sera sans doute l’un des prochains grands défis politiques.
Dans le débat de santé publique, on oppose souvent économie et santé… Santé et économie sont intrinsèquement liées, je suis surpris qu’on ait tant de peine à le voir. L’histoire des caisses maladie le montre: elles ont été créées comme des organisations d’aide aux travailleurs, car ils savaient qu’ils risquaient gros en cas de maladie.
Vous avez observé de nombreuses épidémies. Qu’est-ce qui est particulier avec le Covid-19? C’est la première pandémie à l’ère des réseaux sociaux. En tant que chercheur, c’est très particulier: jamais nous n’avons eu accès à une information qui circule aussi rapidement. Par conséquent, rarement une épidémie n’a autant attiré l’attention. En comparaison, lorsque la grippe porcine est survenue, on a annoncé une crise qui ne s’est jamais concrétisée. En Suisse, elle a rapidement été considérée comme une plaisanterie, alors que dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni, elle poussait déjà le système de santé à ses limites. Pourtant, il n’y a pas eu de grand débat public car les choses n’ont pas si mal tourné après tout. On ne s’intéresse à une pandémie que lorsqu’elle arrive à notre porte. C’était évident avec Ebola: lorsque le monde a compris que la maladie resterait en Afrique, il a détourné les yeux.
Malgré la levée progressive des restrictions, on sent l’impatience monter dans la population… Le conflit politique reprend: chaque mesure est immédiatement critiquée. C’est le signe d’une normalisation de la situation, dans une démocratie ou chacun se sent légitimé à juger de la conduite des événements. Cette crise a révélé les difficultés du gouvernement à communiquer avec les gens. Je ne crois pas que l’OFSP soit parvenu à atteindre le plus grand nombre. La communication de l’administration et celle des experts, qui passent plus de temps dans leurs bureaux que sur le terrain avec les gens, s’adressent davantage aux personnes âgées, à la télévision et dans les journaux. Je doute que ce soit le moyen d’atteindre les jeunes, qui obtiennent leurs informations via Instagram ou Snapchat.
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