SOUS LE SOLEIL AVEUGLANT DE L’ENGAGEMENT
Annette Beaumanoir est née en 1923. Résistante, communiste, porteuse de valises du FLN et enfin médecin à Genève, elle a traversé les grands combats du XXe siècle. L’écrivaine Anne Weber raconte son épopée
◗ L’Annette dont la romancière Anne Weber chante l’épopée est née Anne Beaumanoir, en 1923. Sur internet, quelques images montrent une très vieille dame aux yeux d’un bleu étincelant. Presque centenaire, elle a traversé les combats de la seconde moitié du XXe siècle. C’est une héroïne de notre temps: communiste, résistante, elle figure au rang des «Justes parmi les nations» de Yad Vashem, pour avoir sauvé deux enfants juifs. Elle a porté des valises pour le FLN. Condamnée à 10 ans de prison, elle a réussi à fuir, en Tunisie, puis s’est établie dans la nouvelle Algérie. Une étape de sa vie a mené cette neurophysiologiste à l’Hôpital universitaire de Genève. Elle vit maintenant entre sa Bretagne natale et Dieulefit, dans la Drôme.
C’est là qu’Anne Weber l’a rencontrée, lors d’un débat sur la mémoire du nazisme organisé par le Micro Festival du film de Dieulefit. L’auteure raconte, tout à la fin du récit, comment la petite dame si vivace et elle, «une de ces grandes Allemandes sérieuses», ont lié amitié. De leurs échanges est née cette «épopée». Anne Beaumanoir a elle-même publié le récit de ses combats – Le Feu de la mémoire, Editions Bouchène, 2000 – mais dans sa forme et ses questionnements, Annette, une épopée donne à cette destinée un écho particulier.
LA CAUSE ET LES MOYENS
La forme: pour narrer la vie épique d’Annette, Anne Weber a choisi le vers libre qui donne à son chant une tonalité homérique mais jouée sur le mode léger, souvent ironique: «Annette Beaumanoir, c’est un des noms qu’elle a./ Et elle existe, oui, elle existe bel et bien, et donc/ailleurs que dans ces pages, précisément à/Dieulefit, une petite ville dans la Drôme./Elle ne croit pas en Dieu. Qu’il croie en elle/n’est pas exclu. Si Lui existe aussi, il est probable/qu’Il la fit.» Ce rythme berce, entraîne et lasse aussi parfois. Le point de vue: l’auteure ne se prive pas d’interventions, hypothèses, commentaires. Elle, qui est née en Allemagne en 1964, vit en France depuis 1983, se débat avec le passé de son pays et écrit ses livres deux fois, dans sa langue maternelle et en français.
Annette, une épopée n’est pas une hagiographie: il pose la question de l’aveuglement. A quel moment le dévouement absolu à une cause bascule-t-il et empêche-t-il de voir la réalité? Annette, qui a nourri son imaginaire héroïque aux romans de Malraux, aura toujours de la peine à distinguer la cause des moyens qu’elle emprunte.
Les parents de la petite Annette sont des antifascistes militants, accueillant des réfugiés espagnols, mais restés à l’écart du Parti communiste «où chacun espionne l’autre». Déshérité pour mésalliance, Beaumanoir tient avec sa femme «la vachère», un petit bistrot. A 17 ans, Annette entreprend des études de médecine et entre dans la Résistance, dans un réseau communiste. Au cours d’une mission, elle entend parler d’une famille juive en danger et manifeste un courage qui confine à la folie pour sauver au moins les enfants. Le Parti lui infligera un blâme pour cette initiative. Sa foi dans le communisme vacille, elle quittera le Parti en 1955. Elle se marie, plusieurs fois, sans élan, finalement avec un médecin de bonne famille, également engagé, mais plus lucide qu’elle, particulièrement quant aux dangers de la religion, toujours prête à resurgir, par exemple lors d’une révolution. Pendant qu’un couple dévoué élève ses deux garçons, Annette porte les valises du FLN. L’indépendance de l’Algérie est une juste cause, dans laquelle elle s’engage, détournant les yeux des tortures et des exactions exercées par les terroristes. Dénoncée, elle est arrêtée et condamnée à 10 ans de prison. La presse accable «la pute des Arabes». Enceinte, elle obtient de sortir pour raison de santé et en profite pour fuir en Tunisie, peu de temps après l’accouchement, laissant à Marseille ses trois enfants.
FRANÇAISE GÊNANTE
Confrontée à la réalité du monde arabe, Annette jouit de l’aura de l’amie du FLN mais elle est aussi la cible de la haine envers le colonisateur. Une brève tentative d’élever ses enfants à Tunis tourne mal. En fait, elle les perd au profit de la cause. En 1962, à la fin de la guerre, dans la suite de Ben Bella, elle s’installe dans l’Algérie nouvelle. Son amant et protecteur algérien, rencontré à Tunis, prend ses distances avec cette Française gênante, tout en l’enfermant dans sa jalousie. Inquiète des luttes de pouvoir d’une nomenklatura qui s’édifie sur les ruines, elle refuse toutefois de prendre la mesure du désastre. Alors, elle se jette dans le travail, dans un pays où tout le système de santé est à construire. Elle ne voit pas la militarisation, le développement de l’islam dans le peuple. Le coup d’Etat de Boumédiène en 1965 marque la fin de son rêve d’un pays neuf, vraiment démocratique. Elle fuit l’Algérie, mais où aller? Anne Beaumanoir trouve alors asile à Genève où elle dirigera le service de neurophysiologie. Fin de l’histoire. Ce que fut sa vie ensuite reste dans l’ombre. En conclusion, les aveuglements et la force de vie de son héroïne rappellent à Anne Weber le Sisyphe de Camus: «La lutte vers les sommets suffit à remplir un coeur d’homme – et tel que nous le voyons là, il est heureux.»
Annette, qui a nourri son imaginaire héroïque aux romans de Malraux, aura toujours de la peine à distinguer la cause des moyens qu’elle emprunte