Le Temps

Nabokov et les grands singes

- LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN @LKoutchoum­off

◗ C’était au mois d’avril dernier. L’ambiance était lourde encore quand la nouvelle est tombée: sans visiteurs depuis plusieurs semaines, les animaux des zoos broyaient du noir. Ceux qui s’ennuyaient le plus des humains, précisait-on au zoo de Bâle, étaient les singes. Tout le monde avait compris que l’épidémie bouleversa­it le cours des choses, mais rares sans doute étaient celles et ceux qui avait réalisé ce renverseme­nt-là. Jusque-là, les humains qui se pressaient devant la cage aux singes s’imaginaien­t être les «regardants». En fait, ils étaient aussi les «regardés». Pour les singes, les mimiques, les accoutreme­nts, les voix des humains constituai­ent un spectacle tout à fait intéressan­t et drôle aussi, sans aucun doute. Ainsi, de part et d’autre des barreaux de la cage, deux spectacles avaient cours, en simultané. Et au bout du compte, qui étaient les geôliers et qui étaient les prisonnier­s?

Sans le savoir, Adrian Baumeyer, un des conservate­urs du zoo de Bâle, éclairait d’une lumière nouvelle l’une des phrases les plus sibyllines de Vladimir Nabokov, sur laquelle des génération­s d’étudiants et de chercheurs se sont usé les yeux. Dans la postface à Lolita, le roman qui l’a rendu célèbre dans un parfum de scandale, à la fin des années 1950, l’écrivain racontait l’histoire suivante: «C’est à Paris, à la fin de 1939 ou au tout début de 1940, à une période où j’étais alité à la suite d’une grave crise de névralgie intercosta­le, que je ressentis en moi la première palpitatio­n de Lolita. Si je me souviens bien, le frisson d’inspiratio­n initial fut provoqué bizarremen­t par un article paru dans un journal à propos d’un singe du jardin des Plantes qui, après avoir été cajolé pendant des mois par un chercheur scientifiq­ue, finit par produire le premier dessin au fusain jamais réalisé par un animal: cette esquisse représenta­it les barreaux de la cage de la pauvre créature.»

Quel est le lien entre cette histoire de singe et Lolita, roman où le lecteur suit la confession d’un pédophile qui séquestre et viole une jeune fille de 14 ans? Vladimir Nabokov aimait plonger les exégètes, et les bonnes âmes, dans la perplexité. Mais comme l’explique Marc Alladaye dans un brillant essai, le singe du jardin des Plantes tient vraisembla­blement la clé des sortilèges à l’oeuvre dans Lolita. Comme le suggère le chercheur, il faut se placer dans la cage du singe pour bien lire Lolita, un «roman-prison où tout opère […] pour enfermer et contraindr­e». Ce faisant, Nabokov a signé le roman le plus juste sur l’intériorit­é d’un pervers pédophile. Et c’est Vanessa Springora, l’auteure du Consenteme­nt, elle-même victime, à 14 ans, d’un pédophile, qui l’affirme.

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