«ON NE PEUT PAS PASTEURISER LA VIE»
Le poète Gérard Macé publie six courts essais savoureux sur le sale et le propre, revenant sur la vie de trois épidémiologistes. Il esquisse aussi avec nous quelques pistes pour l’après-pandémie
◗ Célébrer le vin, s’interroger sur la volupté des toilettes japonaises à l’ancienne ou revisiter le charnier de la voirie parisienne de Montfaucon: dans Le navire Arthur et autres essais, Gérard Macé ne cesse de surprendre le lecteur par son érudition et sa curiosité. Sa pensée procède par ricochets pour interroger notre obsession du pur et de l’impur. Comme point de départ, il revient sur la tragédie du navire Arthur, en 1818: une épidémie avait sévi à bord de ce bâtiment voyageant de Rouen à la Guadeloupe, le condamnant à dériver avec une étrange cargaison, à l’origine de la mort de l’équipage… Mêlant le haut et le bas, le recueil de Gérard Macé est gourmand, même lorsqu’il décrit l’ordure et les miasmes, la corruption et les maladies. Prémonitoire, il a paru juste avant la pandémie de Covid-19, mais c’est dans l’après-crise qu’il semble déjà nous projeter, remettant en cause notre fantasme de l’hygiène absolue.
Votre livre est centré sur trois médecins hygiénistes hantés par la peur de la contagion. Le premier, Parent-Duchâtelet, a étudié l’épidémie qui décima l’équipage du navire Arthur en 1818… Au printemps 2019, je suis tombé chez un libraire d’occasion sur un livre réunissant plusieurs essais d’Alain Corbin, notamment Le Miasme et la Jonquille. Une note en bas de page m’a mené sur la piste des aventures du navire Arthur, qui m’a semblé tout de suite offrir quelque chose de l’ordre de l’imagination, du récit, avec une énigme et une enquête, et matière à réflexion. Au milieu du XIXe siècle, il n’y a pas si longtemps, les excréments humains servaient d’engrais. On appelait cet engrais la poudrette. Et c’est ce que transportait le bateau dans ses cales. Le médecin Parent-Duchâtelet, qui a enquêté sur le drame du navire Arthur, a compris que l’épidémie était due à l’air empoisonné par cette cargaison.
Le deuxième médecin qui vous inspire, Adrien Proust, n’est autre que le père de Marcel Proust... J’aime travailler par associations, par agrégats, et après ce texte sur le navire Arthur m’est revenu en mémoire un livre du père de Marcel Proust, Adrien Proust, La Défense de l’Europe contre la peste, qui était dans ma bibliothèque. Il y a des rapports évidents entre les préoccupations d’Adrien et le mode de vie de son fils Marcel: l’évitement de la contagion et la sensibilité aux allergies. Adrien Proust était pratiquement l’inventeur de ce que l’on a appelé le «cordon sanitaire», donc le confinement dont nous parlons tant en ce moment. Son fils Marcel s’est à son tour isolé pour écrire La Recherche.
Enfin, vous évoquez Céline, que vous traitez de charlatan. Pourquoi vous attaquez-vous à lui? Je suis vis-à-vis de Céline dans un rapport de détestation, pas seulement pour l’oeuvre ou pour le personnage: ce qui me gêne, c’est qu’en France on le considère comme un génie, pratiquement à l’égal de Proust. Mais il n’y a pas d’indulgence possible pour les théories raciales, surtout au moment où on les met en oeuvre. J’ai aussi voulu m’élever contre la réputation qui fait de Céline un médecin généreux, un médecin des pauvres. C’est une fable! Chez lui, la peur de la contagion devient un délire antisémite!
Au début et à la fin de votre livre, vous emmenez le lecteur à Montfaucon, la voirie parisienne à ciel ouvert qui fut exploitée jusqu’en 1849. Les boues et les miasmes, que l’on cherche à cacher, votre écriture s’en empare pour les révéler… Le Paris haussmannien était habité par des milliers de chevaux. Et que faisait-on de leurs cadavres? Des charniers incroyables. Sans compter les rats et le ramassage des excréments… En se remémorant à quoi pouvait ressembler Paris, on voit sous un autre jour le célèbre poème Une Charogne de Baudelaire, qui n’est pas le fruit d’un fantasme personnel, mais décrivait une réalité concrète.
Votre pensée crée des correspondances entre des réalités que l’on croyait éloignées. C’est en poète que vous concevez l’écriture d’un essai? La poésie est le coeur de la littérature. La pensée qui naît de la poésie procède, comme l’écrivait Montaigne, «à sauts et à gambades». Même s’il n’était pas poète, Montaigne adoptait une démarche poétique dans sa réflexion. Cette forme de pensée n’est pas seulement intéressée par le résultat à atteindre. Dans un essai à thèse, il y a un propos qui est déjà là, construit au départ, et une conclusion qui en est le terme prévu. Chez les poètes, à l’inverse, et dans l’essai tel que je l’imagine, il y a une petite aventure, quelque chose qui n’est pas donné d’avance et qui advient par l’écriture.
Vous faites également un bel éloge du vin… Cela me permet une autre façon d’envisager la pourriture, comme quelque chose de noble. La mort, la décomposition, la fermentation ne sont pas qu’épidémies et maladies: elles permettent la régénérescence, comme le montre l’exemple du vin. Il y a une réflexion à mener sur la décomposition, la pourriture, qui sont nécessaires à la vie, et dont on ne peut se passer. On ne peut pas entrer dans le propre absolu, c’est un fantasme. Il faut reconnaître la part «impropre» de la vie.
Vous critiquez l’hygiénisme lorsqu’il est poussé trop loin. C’est ce qui nous attend après la pandémie? Ce qui va rester dans les esprits après cette crise va être redoutable. Je crains que cela ne ravive l’exclusion de l’autre, l’autre qui nous fait peur. Il y avait déjà quelque chose dans l’air, de l’ordre du prémonitoire: un souci presque maniaque de la propreté et de l’hygiène. Or, comme l’écrivait Pierre Gascar, on ne peut pas «pasteuriser» la vie. La vie, ce sont aussi les bactéries et les virus. Il va y avoir des assauts de puritanisme, d’évitements du contact… Contre cette peur irrationnelle, nul vaccin. Il faut affronter les choses en gardant la raison.
Comment avez-vous vécu le confinement? Je suis resté chez moi, à Paris. Dans ces périodes difficiles – moins que 1918, 1929 ou 1940, gardons le sens des proportions! – on est bien dans ses pénates. Lorsqu’on est écrivain, on est assez bien entraîné à rester chez soi et à se balader dans sa bibliothèque, et même à ne rien faire. On a trop oublié que l’oisiveté peut être féconde. Je profite de cette période pour relire Montaigne chaque jour. Ce matin, je lisais le chapitre «De la force de l’imagination», qui parle de la panne sexuelle en des termes à la fois délicats et précis, et du rôle de l’imagination dans ces cas. A partir de là, Montaigne esquisse une psychopathologie de la vie quotidienne et préfigure la notion d’inconscient. On ne peut pas lire Les Essais toute la journée, mais Montaigne est un bon compagnon!
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