Les sanctions, hypocrisie démasquée
Le régime des sanctions a-t-il fait son temps? Alors que l’ONU réclame une suspension de ce genre de mesures, la pandémie met en relief un système qui traversait déjà sa propre crise
Qu’un seul être vous menace, et tout est dangereux… S’il est une chose que la pandémie est censée nous avoir apprise, c’est l’existence d’une même communauté de destin. Les pays ont eu beau fermer leurs frontières à qui mieux mieux, le constat est clair: les poches de contamination qui frappent des populations aujourd’hui seront nos dangers de demain. On a beau faire, dans un monde qui restera globalisé, le Covid19 ne connaît pas les frontières, pas plus d’ailleurs que les autres maux qui frappent la planète. C’est dans cette optique égoïste, autant que par un élan de solidarité, qu’une bonne partie du globe accepte de se prêter au jeu d’un confinement sans précédent.
Cette prise de conscience générale s’accommode pourtant sans sourciller de reliquats perturbants de «l’ancien monde» pré-coronavirus. Les sanctions économiques qui frappent divers pays sont de ceux-là. Trouver un masque chirurgical ou du liquide désinfectant – déjà une gageure jusqu’à récemment dans beaucoup de pays occidentaux – était devenu impossible dans des pays soumis aux sanctions, comme l’Iran. La politique de «pression maximale» exercée par l’administration américaine de Donald Trump peut aujourd’hui coûter des milliers de vies.
Au-delà des questions éthiques, ce qui frappe c’est, avant tout, combien ces politiques de sanctions sont devenues un outil utilisé par les Etats de manière presque machinale pour régler leurs relations. Un différend qui pourrait dégénérer en conflit? Place aux sanctions. Une impasse diplomatique? Réglée par des sanctions de plus en plus sévères, quitte à s’enfoncer davantage dans une situation sans issue. Adressée à des régimes souvent fort peu sympathiques, cette politique peut certes se justifier dans certains domaines bien circonscrits. Mais, alors qu’elle cherche à se substituer aux décisions d’un Conseil de sécurité de l’ONU totalement fracturé, elle trouve aujourd’hui des limites criantes. Ne serait-ce que parce que, en période de pandémie, cette question est devenue une affaire de vie ou de mort pour des populations trop souvent confondues avec leurs dirigeants.
Les sanctions ont d’autres inconvénients encore, comme celui de permettre aux régimes visés de camoufler leurs propres manquements et de leur offrir un ennemi commode – «l’impérialisme américain», «les ennemis de la révolution»… Ces politiques sont souvent, en fait, un méchant bricolage par lequel tout le monde croit sortir la tête haute.
La pandémie de Covid-19 est décidément bien cruelle. Elle tue beaucoup de gens, mais elle expose aussi en plein jour quantité d’hypocrisies auxquelles tout le monde s’était jusqu’ici habitué.
Offrir un ennemi commode
La scène a un petit goût de la crise des missiles. Ce jour-là, le monde avait cessé de respirer alors que des navires soviétiques, transportant des armes nucléaires, voulaient rompre le blocus imposé par les Etats-Unis sur Cuba. Toutes proportions gardées, un autre blocus vient de céder: le Fortune, un tanker battant pavillon iranien a rejoint lundi les côtes du Venezuela,
théâtralement escorté par des avions de chasse vénézuéliens. Au-delà de la transaction économique, c’est un double pied de nez adressé aux Etats-Unis, puisque les deux pays sont frappés par de lourdes sanctions américaines et sa politique de «pression maximale».
L’arrivée de ce tanker rempli de carburant devrait être suivie de quatre autres dans les prochains jours. Elle a suscité un discours fleuri de la part du dirigeant vénézuélien, Nicolas Maduro. «Nous sommes deux peuples rebelles, deux peuples révolutionnaires qui ne se mettront jamais à genoux», s’est-il enflammé, en remerciant l’Iran «de sa solidarité, de son soutien et de son courage».
De l’or à la place des dollars
Le Venezuela regorge de pétrole. Mais pour le transformer en essence, le pays a besoin de catalyseurs, d’additifs, d’autres machines et de matériel qui, comme le répètent à l’envi les autorités du pays, font aujourd’hui défaut du fait des sanctions américaines. Une première brèche au régime des sanctions imposé par Washington? La manoeuvre est d’autant plus spectaculaire que, pour payer son dû à l’Iran, le Venezuela va utiliser de l’or, et non des dollars, rendant beaucoup plus difficile une intervention américaine.
L’Iran et le Venezuela, de fait, n’ont pas seulement à subir les foudres de l’administration Trump. Le premier a été très vite touché de plein fouet par la pandémie de Covid-19, et il est guetté par une crise économique et sanitaire sans précédent. Quant au second, avec un système de santé en miettes, il préoccupe particulièrement les organisations humanitaires internationales, qui craignent une future hécatombe ainsi qu’un nouvel exode massif de ses habitants.
Voilà des semaines que les appels se multiplient en faveur d’une
«Dans notre monde interconnecté, nous sommes seulement aussi forts que le plus faible d’entre nous» ANTONIO GUTERRES, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DES NATIONS UNIES
mise en sourdine des sanctions, non seulement contre ces «deux peuples rebelles» mais aussi d’une multitude d’autres pays frappés par ce type de mesures, au premier rang desquels la Syrie de Bachar el-Assad, la Corée du Nord ou Cuba. A l’ONU, le secrétaire général lui-même, Antonio Guterres, a plaidé en ce sens, demandant une levée immédiate des sanctions qui entravent notamment l’arrivée du matériel sanitaire. «Dans notre monde interconnecté, nous sommes seulement aussi forts que le plus faible d’entre nous», arguait-il lors d’une réunion du G20, le groupe des Etats les plus puissants de la planète. Autant d’appels qui, jusqu’ici, n’ont pas fait ciller Washington. Au contraire, l’administration américaine a intensifié ces derniers jours les sanctions, frappant encore plus durement le secteur pétrochimique iranien.
«La pandémie vient s’ajouter aujourd’hui à un système de sanctions qui était déjà en crise depuis des années», souligne Erica Moret, chercheuse au Graduate Institute et coordinatrice du Geneva International Sanctions Network. Officiellement, après avoir provoqué un désastre en Irak il y a deux décennies, les sanctions ne sont appliquées aujourd’hui que de manière très ciblée, et doivent se contenter de toucher des individus ou des entreprises très spécifiques, afin de limiter l’impact sur les populations. Mais cette arme est de plus en plus abondamment utilisée, à tel point que des secteurs entiers, voire des sociétés dans leur ensemble, se trouvent frappés. «Les situations sont parfois si complexes, et les régimes de sanctions si touffus, que nul ne sait plus si telle ou telle activité est illégale ou non. Résultat: les banques, les institutions, mais aussi les ONG préfèrent tourner le dos à certains pays pour ne pas courir le risque d’être sanctionnées à leur tour par de lourdes amendes.»
«Terrorisme économique»
Alors que, peu ou prou, chaque pays a dû faire face à une pénurie de masques ou de désinfectant, le problème a été démultiplié dans des pays comme l’Iran, où l’importation de ce type de matériel demande un accord ad hoc de la part des autorités américaines. A cela s’ajoutent une interruption brutale des exportations de pétrole et un manque de devises qui a privé les hôpitaux de toute capacité d’acheter du matériel. L’Union européenne et la Suisse ont mis en place leurs propres systèmes d’exportations vers l’Iran, qui restent encore balbutiants. Mais à ces conséquences immédiates, Erica Moret en ajoute d’autres, particulièrement frappantes lors de la pandémie. «Les barrières scientifiques rendent par exemple très difficile le partage des études récentes ou les accès à certains programmes informatiques. Et ce, sans même parler des barrières politiques qui compliquent la collaboration visant à lutter contre ce problème global.»
Face à cette adversité, Téhéran et Caracas ne sont pas les seuls à se serrer les coudes. Cuba, la Russie et la Syrie multiplient les messages pour s’en prendre au «terrorisme économique» américain dont ils se jugent victimes. Il y a quelques jours se tenait, en Syrie, la Foire internationale de Damas, un événement pour lequel les Etats-Unis avaient menacé de frapper de sanctions tout participant éventuel. Tous ces pays y ont envoyé, ostensiblement, une délégation fournie. Mais s’y ajoutaient aussi des représentants de la Chine, d’Indonésie, du Pakistan ou des Emirats arabes unis…
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