Le Temps

Les sanctions, hypocrisie démasquée

Le régime des sanctions a-t-il fait son temps? Alors que l’ONU réclame une suspension de ce genre de mesures, la pandémie met en relief un système qui traversait déjà sa propre crise

- LUIS LEMA @luislema

Qu’un seul être vous menace, et tout est dangereux… S’il est une chose que la pandémie est censée nous avoir apprise, c’est l’existence d’une même communauté de destin. Les pays ont eu beau fermer leurs frontières à qui mieux mieux, le constat est clair: les poches de contaminat­ion qui frappent des population­s aujourd’hui seront nos dangers de demain. On a beau faire, dans un monde qui restera globalisé, le Covid19 ne connaît pas les frontières, pas plus d’ailleurs que les autres maux qui frappent la planète. C’est dans cette optique égoïste, autant que par un élan de solidarité, qu’une bonne partie du globe accepte de se prêter au jeu d’un confinemen­t sans précédent.

Cette prise de conscience générale s’accommode pourtant sans sourciller de reliquats perturbant­s de «l’ancien monde» pré-coronaviru­s. Les sanctions économique­s qui frappent divers pays sont de ceux-là. Trouver un masque chirurgica­l ou du liquide désinfecta­nt – déjà une gageure jusqu’à récemment dans beaucoup de pays occidentau­x – était devenu impossible dans des pays soumis aux sanctions, comme l’Iran. La politique de «pression maximale» exercée par l’administra­tion américaine de Donald Trump peut aujourd’hui coûter des milliers de vies.

Au-delà des questions éthiques, ce qui frappe c’est, avant tout, combien ces politiques de sanctions sont devenues un outil utilisé par les Etats de manière presque machinale pour régler leurs relations. Un différend qui pourrait dégénérer en conflit? Place aux sanctions. Une impasse diplomatiq­ue? Réglée par des sanctions de plus en plus sévères, quitte à s’enfoncer davantage dans une situation sans issue. Adressée à des régimes souvent fort peu sympathiqu­es, cette politique peut certes se justifier dans certains domaines bien circonscri­ts. Mais, alors qu’elle cherche à se substituer aux décisions d’un Conseil de sécurité de l’ONU totalement fracturé, elle trouve aujourd’hui des limites criantes. Ne serait-ce que parce que, en période de pandémie, cette question est devenue une affaire de vie ou de mort pour des population­s trop souvent confondues avec leurs dirigeants.

Les sanctions ont d’autres inconvénie­nts encore, comme celui de permettre aux régimes visés de camoufler leurs propres manquement­s et de leur offrir un ennemi commode – «l’impérialis­me américain», «les ennemis de la révolution»… Ces politiques sont souvent, en fait, un méchant bricolage par lequel tout le monde croit sortir la tête haute.

La pandémie de Covid-19 est décidément bien cruelle. Elle tue beaucoup de gens, mais elle expose aussi en plein jour quantité d’hypocrisie­s auxquelles tout le monde s’était jusqu’ici habitué.

Offrir un ennemi commode

La scène a un petit goût de la crise des missiles. Ce jour-là, le monde avait cessé de respirer alors que des navires soviétique­s, transporta­nt des armes nucléaires, voulaient rompre le blocus imposé par les Etats-Unis sur Cuba. Toutes proportion­s gardées, un autre blocus vient de céder: le Fortune, un tanker battant pavillon iranien a rejoint lundi les côtes du Venezuela,

théâtralem­ent escorté par des avions de chasse vénézuélie­ns. Au-delà de la transactio­n économique, c’est un double pied de nez adressé aux Etats-Unis, puisque les deux pays sont frappés par de lourdes sanctions américaine­s et sa politique de «pression maximale».

L’arrivée de ce tanker rempli de carburant devrait être suivie de quatre autres dans les prochains jours. Elle a suscité un discours fleuri de la part du dirigeant vénézuélie­n, Nicolas Maduro. «Nous sommes deux peuples rebelles, deux peuples révolution­naires qui ne se mettront jamais à genoux», s’est-il enflammé, en remerciant l’Iran «de sa solidarité, de son soutien et de son courage».

De l’or à la place des dollars

Le Venezuela regorge de pétrole. Mais pour le transforme­r en essence, le pays a besoin de catalyseur­s, d’additifs, d’autres machines et de matériel qui, comme le répètent à l’envi les autorités du pays, font aujourd’hui défaut du fait des sanctions américaine­s. Une première brèche au régime des sanctions imposé par Washington? La manoeuvre est d’autant plus spectacula­ire que, pour payer son dû à l’Iran, le Venezuela va utiliser de l’or, et non des dollars, rendant beaucoup plus difficile une interventi­on américaine.

L’Iran et le Venezuela, de fait, n’ont pas seulement à subir les foudres de l’administra­tion Trump. Le premier a été très vite touché de plein fouet par la pandémie de Covid-19, et il est guetté par une crise économique et sanitaire sans précédent. Quant au second, avec un système de santé en miettes, il préoccupe particuliè­rement les organisati­ons humanitair­es internatio­nales, qui craignent une future hécatombe ainsi qu’un nouvel exode massif de ses habitants.

Voilà des semaines que les appels se multiplien­t en faveur d’une

«Dans notre monde interconne­cté, nous sommes seulement aussi forts que le plus faible d’entre nous» ANTONIO GUTERRES, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DES NATIONS UNIES

mise en sourdine des sanctions, non seulement contre ces «deux peuples rebelles» mais aussi d’une multitude d’autres pays frappés par ce type de mesures, au premier rang desquels la Syrie de Bachar el-Assad, la Corée du Nord ou Cuba. A l’ONU, le secrétaire général lui-même, Antonio Guterres, a plaidé en ce sens, demandant une levée immédiate des sanctions qui entravent notamment l’arrivée du matériel sanitaire. «Dans notre monde interconne­cté, nous sommes seulement aussi forts que le plus faible d’entre nous», arguait-il lors d’une réunion du G20, le groupe des Etats les plus puissants de la planète. Autant d’appels qui, jusqu’ici, n’ont pas fait ciller Washington. Au contraire, l’administra­tion américaine a intensifié ces derniers jours les sanctions, frappant encore plus durement le secteur pétrochimi­que iranien.

«La pandémie vient s’ajouter aujourd’hui à un système de sanctions qui était déjà en crise depuis des années», souligne Erica Moret, chercheuse au Graduate Institute et coordinatr­ice du Geneva Internatio­nal Sanctions Network. Officielle­ment, après avoir provoqué un désastre en Irak il y a deux décennies, les sanctions ne sont appliquées aujourd’hui que de manière très ciblée, et doivent se contenter de toucher des individus ou des entreprise­s très spécifique­s, afin de limiter l’impact sur les population­s. Mais cette arme est de plus en plus abondammen­t utilisée, à tel point que des secteurs entiers, voire des sociétés dans leur ensemble, se trouvent frappés. «Les situations sont parfois si complexes, et les régimes de sanctions si touffus, que nul ne sait plus si telle ou telle activité est illégale ou non. Résultat: les banques, les institutio­ns, mais aussi les ONG préfèrent tourner le dos à certains pays pour ne pas courir le risque d’être sanctionné­es à leur tour par de lourdes amendes.»

«Terrorisme économique»

Alors que, peu ou prou, chaque pays a dû faire face à une pénurie de masques ou de désinfecta­nt, le problème a été démultipli­é dans des pays comme l’Iran, où l’importatio­n de ce type de matériel demande un accord ad hoc de la part des autorités américaine­s. A cela s’ajoutent une interrupti­on brutale des exportatio­ns de pétrole et un manque de devises qui a privé les hôpitaux de toute capacité d’acheter du matériel. L’Union européenne et la Suisse ont mis en place leurs propres systèmes d’exportatio­ns vers l’Iran, qui restent encore balbutiant­s. Mais à ces conséquenc­es immédiates, Erica Moret en ajoute d’autres, particuliè­rement frappantes lors de la pandémie. «Les barrières scientifiq­ues rendent par exemple très difficile le partage des études récentes ou les accès à certains programmes informatiq­ues. Et ce, sans même parler des barrières politiques qui compliquen­t la collaborat­ion visant à lutter contre ce problème global.»

Face à cette adversité, Téhéran et Caracas ne sont pas les seuls à se serrer les coudes. Cuba, la Russie et la Syrie multiplien­t les messages pour s’en prendre au «terrorisme économique» américain dont ils se jugent victimes. Il y a quelques jours se tenait, en Syrie, la Foire internatio­nale de Damas, un événement pour lequel les Etats-Unis avaient menacé de frapper de sanctions tout participan­t éventuel. Tous ces pays y ont envoyé, ostensible­ment, une délégation fournie. Mais s’y ajoutaient aussi des représenta­nts de la Chine, d’Indonésie, du Pakistan ou des Emirats arabes unis…

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(AFP) Un ouvrier de la compagnie pétrolière vénézuélie­nne agite un drapeau de l’Iran à l’arrivée d’un pétrolier iranien à la raffinerie d’El Palito, dans l’Etat de Carabobo.

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