Le Temps

Le justicier de la République

Le procureur général prêtera serment ce jeudi dans une ambiance plutôt électrique. Les affaires impliquant des politicien­s genevois ont fait monter la tension entre pouvoirs et exacerbent la critique. Portrait d’un magistrat qui ne laisse personne indiffé

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Il a un côté Louis XIV, la justice, c’est moi. Autoritair­e, impatient, stratège avec la fibre politique, omniprésen­t jusqu’au parlement.

Olivier Jornot prêtera serment ce jeudi dans une ambiance plutôt électrique. Car, outre la pandémie, son nouveau mandat démarre dans un contexte ultrasensi­ble où les affaires impliquant des politicien­s genevois ont fait monter la tension entre pouvoirs et exacerbent la critique. Portrait d’un procureur général qui ne laisse personne indifféren­t mais qui n’est pas du genre à se laisser impression­ner: «Les salves font partie du job. La fonction nécessite une sacrée carapace.»

Ce 28 mai 2020 devait être son grand jour. La prestation de serment du Pouvoir judiciaire, dont il est le premier représenta­nt, à la cathédrale Saint-Pierre, en présence de tout le gotha politique et des corps constitués. Mais Olivier Jornot, procureur général genevois très attaché aux symboles et à l’apparat, devra se contenter d’une version réduite qui réponde aux exigences sanitaires du moment.

Son discours, forcément ramassé, sera prononcé deux fois à l’intention des magistrats de carrière qui entreront par groupes successifs. L’occasion de délivrer un message tout en essayant d’éviter l’incident diplomatiq­ue.

Car, outre la pandémie, ce nouveau mandat démarre déjà dans une ambiance électrique. Les affaires sensibles, qui impliquent élus ou policiers, avec leur lot de protestati­ons, de tensions, d’attaques, de rumeurs et de petits complots visant à le faire passer pour un croquemita­ine, augurent une période agitée. Le principal intéressé n’est toutefois pas du genre à se laisser impression­ner: «De manière générale, les salves font partie du job. Je n’y suis pas insensible, mais il faut savoir prendre de la distance et supporter le fait de ne pas pouvoir répondre. Une chose est certaine, la fonction nécessite une sacrée carapace.»

Un côté Louis XIV

Le candidat Olivier Jornot avait déjà annoncé la couleur avant sa toute première élection. «Le procureur général doit être une figure du palais et de la cité.» Il comptait marquer la fonction de son empreinte. Encore fallait-il asseoir sa légitimité à l’interne et convaincre une magistratu­re plutôt méfiante à l’idée de voir arriver un avocat, de surcroît député, pour incarner la poursuite pénale et devenir le porte-parole de l’institutio­n tout entière. Le pari est plutôt réussi. Alors que d’aucuns craignaien­t qu’il ne réitère les travers de son prédécesse­ur, il a su prendre ses distances avec son biotope d’origine, faire taire les soupçons de connivence et éloigner les courtisans.

Peu sensible à la flagorneri­e, l’homme a un style tranchant et une conception absolutist­e du pouvoir qui vont toutefois très vite irriter et le faire passer pour un despote qui ne souffre pas la contradict­ion. Il impose son équipe de direction (avant de céder à une pratique plus compatible avec la loi) et noie les procureurs sous un flot de directives. Son tempéramen­t explosif et son ton martial installent une atmosphère de terreur au sein de la juridictio­n. Au Palais, avec sa casquette de président de la commission de gestion, il occupe d’emblée le terrain, monopolise la présentati­on du bilan annuel et se concocte une grande cérémonie pour faire entendre plus largement son message. C’est son côté Louis XIV. La justice, c’est moi.

La gourmandis­e

Son omniprésen­ce se fait sentir jusqu’au parlement. «Il est pratiqueme­nt de toutes les auditions en commission, même si le sujet ne concerne pas ses fonctions, et vient chaperonne­r les juges», relève le député socialiste Cyril Mizrahi. Ce dernier s’est prêté à un comptage qui illustre cet interventi­onnisme. Dans le rapport relatif au projet de loi sur les droits politiques des personnes handicapée­s, le nom d’Olivier Jornot apparaît 70 fois alors que le président du Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant est mentionné seulement à 4 reprises.

Autoritair­e et impatient, il peut aussi déstabilis­er ceux qui sont convoqués au parquet. Jean Batou, député d’Ensemble à gauche, qui a fait l’expérience insolite d’une audience d’instructio­n menée par le procureur général avec Pierre Maudet comme plaignant (une histoire de diffamatio­n sur le thème des écoutes téléphoniq­ues), en garde un souvenir vivace: «Olivier Jornot a le sentiment d’être un des tout premiers personnage­s de la République. En cette période de fragilité du Conseil d’Etat, il le montre avec une certaine gourmandis­e.»

Les dossiers qui fâchent

On en vient inexorable­ment à la question qui fâche le plus. Sa manière de conduire les procédures pénales, surtout lorsque celles-ci visent des personnali­tés en vue. Premier constat, partagé par nombre de magistrats du siège: Olivier Jornot a rapidement gagné ses galons de procureur général. Même si on ne le voit guère fréquenter assidûment les cénacles et autres séminaires de juristes, on lui reconnaît le mérite d’avoir mis les mains dans le cambouis en empoignant lui-même des affaires – certaines forcément délicates – et en venant soutenir l’accusation en audience. Avec de solides résultats à la clé, notamment en matière d’excès policiers.

Et puis, il y a des dossiers à potentiel polémique illimité. L’affaire Maudet, celle des notes de frais de la ville, ou encore la mésaventur­e de Simon Brandt permettent de gloser sans fin sur le ton trop virulent ou pas d’un communiqué de presse, la visibilité trop démonstrat­ive ou inévitable d’une perquisiti­on et la probable disproport­ion calculée ou improvisée d’une fouille. Quelle que soit leur issue, et leur fondement juridique, ces mêmes dossiers feront toujours des mécontents. Un classement, et c’est la montagne qui accouche d’une souris. Une décision négociée avec reconnaiss­ance et réparation à la clé, et c’est forcément louche, voire frustrant. Une instructio­n plus complexe qui se poursuit, et c’est de l’acharnemen­t.

La fibre politique

Tous les procureurs généraux – du moins ceux qui ne se débarrasse­nt pas d’emblée des patates chaudes – ont fait l’expérience de telles critiques. Olivier Jornot, sans doute en raison de sa fibre politique et de ses qualités de stratège, est forcément encore plus exposé au soupçon de rendre des décisions motivées par un obscur dessein partisan ou personnel.

Au début de l’affaire Maudet, certains réclamaien­t ainsi le «dépaysemen­t» de la procédure de crainte que le patron du Ministère public ne s’intéresse que très mollement aux cadeaux reçus par un magistrat du même parti. Démonstrat­ion faite du contraire, d’autres brandiront le spectre de la rivalité. Quant au choix de mener ces dossiers sensibles à plusieurs procureurs, afin d’équilibrer les appartenan­ces et éviter ce type de reproches, cela ne change visiblemen­t rien à l’humeur des plus sceptiques.

Le style qui divise

Le patron du Ministère public, perçu comme un obstiné de la poursuite, fait désormais beaucoup parler de lui au parlement. Pour Cyril Aellen, député et président de la commission judiciaire du PLR, rien de très nouveau: «Olivier Jornot a toujours été quelqu’un qui ne laisse personne indifféren­t. Son fort caractère fait qu’il a ses partisans et ses détracteur­s. Certains politiques, ceux qui sont concernés par des enquêtes ainsi que leur entourage, s’agitent beaucoup en ce moment, mais je ne vois aucun front plus large se dessiner contre lui.»

«Les salves font partie du job. Je n’y suis pas insensible, mais il faut savoir prendre de la distance» OLIVIER JORNOT, PROCUREUR GÉNÉRAL DE GENÈVE

Et même si cela devait être le cas, Olivier Jornot ne compte visiblemen­t pas changer de style: «Un procureur général doit être attentif à faire ce qu’il estime juste et pas ce qui va lui apporter l’adhésion. Il y aura toujours des phases où l’opinion publique est satisfaite et des phases où les critiques fusent. Il ne faut ni se laisser griser, ni se décourager. Pour ma part, je n’envisage pas mon action autrement. Sinon, le risque de tomber dans la compromiss­ion est bien réel.»

D’ailleurs, le serment, prêté une nouvelle fois ce jeudi devant le Grand Conseil, le fera notamment jurer ou promettre de rechercher activement les auteurs d’infraction­s, de les poursuivre sans aucune acception de personne, de ne point fléchir dans l’exercice de ses fonctions, ni par intérêt, ni par faiblesse, ni par espérance, ni par crainte, ni par faveur, ni par haine pour l’une ou l’autre des parties. Un exercice parfois périlleux, surtout lorsqu’il touche au microcosme réactif de la République.

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 ?? (DAVID WAGNIÈRES/ARCHIVES LE TEMPS) ?? Olivier Jornot: «Il y aura toujours des phases où l’opinion publique est satisfaite et des phases où les critiques fusent. Il ne faut ni se laisser griser, ni se décourager.»
(DAVID WAGNIÈRES/ARCHIVES LE TEMPS) Olivier Jornot: «Il y aura toujours des phases où l’opinion publique est satisfaite et des phases où les critiques fusent. Il ne faut ni se laisser griser, ni se décourager.»

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