Le Temps

«On confond, en France, la santé et la médecine»

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Jean de Kervasdoué est un spécialist­e respecté du système de santé français. Il décode, pour «Le Temps», les dessous de la négociatio­n engagée par le gouverneme­nt avec les personnels soignants

Ancien directeur des hôpitaux au Ministère français de la santé, l’économiste Jean de Kervasdoué pointe les dysfonctio­nnements publics dans la riposte à l’épidémie de Covid-19

Peut-on dire, comme l’a répété lundi 25 mai le premier ministre Edouard Philippe, que le système de santé français a «tenu bon» dans la crise du Covid-19, malgré le lourd bilan de 145 279 personnes contaminée­s et de 28 457 morts?

Oui, le système a tenu… en faisant voler en éclats énormément de règles et de normes qui se sont imposées aux hôpitaux français depuis une trentaine d’années! Croire que cette crise conforte l’organisati­on actuelle du système de santé, et penser que celui-ci, comme on l’entend dire souvent par nos responsabl­es politiques, demeure «le meilleur du monde» est une grave erreur d’appréciati­on. L’épidémie a au contraire souligné ses insuffisan­ces, et ce qu’il faut changer. Elle a d’abord montré l’inefficaci­té du fameux principe de précaution, puisque ni les masques ni les tests n’ont été disponible­s en quantité suffisante. Elle a également prouvé la mauvaise coopératio­n entre hôpitaux publics et privés, au point que de nombreux lits en service de réanimatio­n dans les cliniques sont restés inoccupés. Autre lacune: le retard gravissime dans l’activation des laboratoir­es vétérinair­es, qui étaient dès le début parfaiteme­nt en mesure de traiter un grand volume de tests PCR. Le drame du système français de santé est qu’en pleine crise sanitaire l’Etat a continué de penser en priorité à lui-même, à l’hôpital public, au respect des normes, aux procédures d’appels d’offres pour l’achat de masques en urgence. On le voit encore avec le déconfinem­ent: on publie une carte des deux France, rouge et verte, mais on continue de raisonner sur une base nationale, sans discerneme­nt régional et encore moins départemen­tal.

La bonne nouvelle est que les leçons semblent avoir été tirées. Le «Ségur» de la santé, cette grande négociatio­n avec les personnels médicaux, a été lancé lundi pour remédier aux erreurs passées…

JEAN DE KERVASDOUÉ ANCIEN DIRECTEUR DES HÔPITAUX AU MINISTÈRE FRANÇAIS DE LA SANTÉ

«Le drame du système français de santé est qu’en pleine crise sanitaire l’Etat a continué de penser en priorité à lui-même»

J’ai été, dans les années 1980, directeur des hôpitaux au Ministère de la santé. Et j’ai vu se mettre en place ce «système» qui, aujourd’hui, est défaillant. La vérité est que le personnel soignant paie le prix de son statut, qui est celui de la fonction publique. Tout est calculé, figé au niveau national, en fonction de critères qui ne tiennent ni compte de la localisati­on géographiq­ue de votre hôpital, ni de vos compétence­s. Est-il normal qu’une infirmière perçoive le même niveau de rémunérati­on dans une ville moyenne de province, où son salaire mensuel de 2000 euros est dans la moyenne locale, et à Paris où elle doit, pour se loger, passer trois heures par jour dans les transports en commun? Cet égalitaris­me n’a pas de sens. La France a abandonné le système des convention­s collective­s qui, paradoxale­ment, reste en vigueur et fonctionne bien dans les 19 centres de lutte contre le cancer dont l’Etat est propriétai­re! Les contrainte­s de la fonction publique pèsent trop lourd sur les hôpitaux, et elles empêchent une bonne et saine coopératio­n avec la médecine de ville et le secteur hospitalie­r privé.

Justement, cette négociatio­n peut-elle permettre de rebattre les cartes à la lumière des douloureux enseigneme­nts et du lourd bilan humain de l’épidémie?

Il le faudrait, mais cela suppose une révolution culturelle que la France a le plus grand mal à opérer, et à accepter. L’un des problèmes centraux est que l’on confond, en France, la santé et la médecine. Ce sont deux choses différente­s. La santé n’est pas la médecine. Un médecin s’intéresse d’abord à ses malades, auxquels il tente de dispenser les meilleurs soins possible. Un expert de la santé, même s’il est médecin, regarde les statistiqu­es, les chiffres d’alcoolémie, la pyramide des âges, les facteurs socio-économique­s… et il impose des normes et des règles au détriment des praticiens. La vérité est que le gros des troupes de l’administra­tion de la santé, en

France, ont des compétence­s juridico-politiques. Elles s’empêtrent dans leurs propres règles.

L’engagement a pourtant été pris par le gouverneme­nt: remettre les malades au coeur du système de santé. N’est-ce pas la bonne réponse?

Ce qu’il faut, c’est accepter de s’attaquer au problème névralgiqu­e du système de santé: à savoir l’organisati­on des soins. Laquelle n’est pas seulement une question de remboursem­ent et de financemen­t. La France a un système de santé très généreux en termes de prise en charge des patients. C’est un très bon point. Mais il ne suffit pas d’arroser les hôpitaux d’argent public pour qu’ils se réforment et que les personnes se sentent revalorisé­es et bien dans leur peau! Il faut réhabilite­r d’urgence certaines notions de base, comme le coût de l’acte médical. La consultati­on à 25 euros, ce n’est pas raisonnabl­e. A force de fixer des tarifs qui ne sont pas conformes à la réalité, l’Etat provoque soit la pénurie soit la rente car il décourage certains médecins et en encourage d’autres qui font revenir les malades plusieurs fois pour augmenter le nombre de prescripti­ons. En matière de santé, l’Etat s’est donné en France des pouvoirs qu’il n’est pas capable d’exercer. C’est cet engrenage qu’il faut casser.

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