Le Temps

Quand solutionni­sme et politique jouent à cache-cache avec la loi

- JEAN-HENRY MORIN PROFESSEUR DE SYSTÈMES D’INFORMATIO­N À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

La situation récente de l’utilisatio­n forcée d’une plateforme numérique de «proctoring» (surveillan­ce d’examens) par la Faculté d’économie et de management de l’Université de Genève soulève deux problèmes importants qui nous touchent très directemen­t et met en évidence le décalage croissant entre nos institutio­ns et le monde dans lequel nous vivons et souhaitons vivre en matière de transition numérique. Le premier consiste à s’abriter derrière et à exploiter les failles ou les manques juridiques pour arriver à ses fins, coûte que coûte, cédant au solutionni­sme technologi­que au lieu de se poser les vraies questions (politiques) difficiles.

L’entêtement à vouloir à tout prix imposer et forcer les étudiants à utiliser une telle plateforme, et cela malgré l’avis défavorabl­e du préposé cantonal à la protection des données et à la transparen­ce, malgré les demandes explicites des étudiants et en dépit de nombreux avis sur les aspects inefficace­s et anxiogènes de ces approches, est déjà en soi très discutable. Et c’est sans parler des essais dans l’urgence d’examens en blanc sur la plateforme qui semblent avoir été catastroph­iques.

Au-delà de tout cela, le pire est probableme­nt de s’être abrité juridiquem­ent derrière une loi obsolète datant de 2002 qui ne reconnaît pas encore pour l’époque, et c’est normal, les données biométriqu­es comme données personnell­es sensibles, alors que toutes les révisions des cadres légaux sur la protection des données, européens et même genevois, les reconnaiss­ent comme telles. Donc au final un entêtement allant à l’encontre du bon sens, de toute forme de bienveilla­nce et certaineme­nt d’une humanité faisant cruellemen­t défaut.

Le second problème, tout aussi préoccupan­t et directemen­t en lien avec la situation ci-dessus, concerne la révision de la LIPAD (loi sur l’informatio­n du public, l’accès aux documents et la protection des données personnell­es). En effet, cette révision, qui intègre justement la reconnaiss­ance des données biométriqu­es comme données personnell­es sensibles, est prête depuis trois ans! Elle dort paisibleme­nt dans les tiroirs et méandres politiques, n’ayant personne pour la porter et la faire aboutir. Bien entendu, ce n’est pas l’exemple de la Confédérat­ion en la matière (LPD) qui pourrait servir, étant elle-même empêtrée dans des atermoieme­nts politiques infinis pour finalement éventuelle­ment aboutir, cinq ou six ans après l’annonce du délai d’entrée en vigueur du RGPD européen. Néanmoins, le travail ayant été fait par le bureau du préposé cantonal, pourquoi ce dossier est-il toujours dormant? Dans l’intervalle, la question semble être posée par une question urgente écrite au Grand Conseil genevois par un député.

Le solutionni­sme technologi­que tel que décrit par Evgeny Morozov cohabite très mal avec l’urgence. NON, il n’y a pas une app pour tout! NON, la technologi­e n’est pas la solution à tous les maux et problèmes de notre société! Et encore moins dans l’urgence! Or c’est bien là que la situation actuelle est devenue très préoccupan­te: cette situation d’urgence qui pousse un peu tout le monde à se laisser envoûter par les promesses ou le mirage du «solutionni­sme technologi­que».

En fait, si l’urgence peut être source d’accélérati­on de prise de conscience et de moteur d’innovation (même sociale), elle peut aussi être un catalyseur dangereux de fantasmes poussant à recourir à ce solutionni­sme technologi­que par une transposit­ion quasiment linéaire des problèmes. Or, c’est justement là qu’il faut faire encore plus attention à ne pas céder à la tentation consistant à s’emparer de la technologi­e comme d’une bouée de sauvetage qui résoudra tous les problèmes. Dans l’urgence, il est encore plus important d’accorder une attention toute particuliè­re aux exigences liées à la nouvelle situation et par conséquent de ne pas foncer aveuglémen­t dans la «promesse» d’une technologi­e sans avoir pris grand soin à bien définir les usages et la finalité poursuivie. Seulement à ce moment-là pouvons-nous envisager des moyens afin de mettre en oeuvre un «design» (conception) qui doit être désirable sans omettre les exigences essentiell­es de qualité, de robustesse, de sécurité, etc.

Enfin, la fabricatio­n et l’évolution des lois doivent pouvoir refléter les besoins des rythmes d’évolution de nos sociétés actuelles afin de se prémunir contre le dévoiement de cet instrument au détriment de l’esprit de la loi.

NON, il n’y a pas une app pour tout! NON, la technologi­e n’est pas la solution à tous les maux et problèmes de notre société!

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