«N’oublions pas le développement des médicaments»
Codirectrice du Global Health Centre de l’Institut de hautes études internationales et du développement, Suerie Moon relève que les rivalités géopolitiques ont malheureusement réduit la coopération scientifique. Elle décrypte la course au vaccin et aux traitements
La lutte contre le Covid-19 semble révéler une chose: le vaccin devient une arme géopolitique. Les vaccins ont toujours été vus comme une ressource nationale critique pour permettre à l’économie de redémarrer. Ils représentent aussi des intérêts sécuritaires fondamentaux dans le sens où ils permettent d’assurer à un pays son aptitude à fonctionner. La pandémie de Covid-19 a montré les difficultés des Etats à vraiment fonctionner. Dans un contexte de rivalité géopolitique, le vaccin permet aux puissances qui le développent de renforcer leur influence sur le système global. Cela dit, même si on est dans une dynamique EtatsUnis-Chine, tout pays a un intérêt économique à avoir un accès au vaccin.
Ces rivalités géopolitiques sont-elles dommageables en termes de santé publique? L’un de leurs effets néfastes, c’est une collaboration scientifique moins étroite qu’elle ne devrait l’être. On le sait, la science avance toujours plus vite quand les chercheurs sont disposés à partager des informations ouvertement et en temps réel. Dans l’idéal, une équipe scientifique à Shanghai et une autre à Boston devraient constamment échanger leurs découvertes, leurs succès et échecs.
Car il y a un clair intérêt public global à développer le plus rapidement possible un, voire plusieurs vaccins. Malheureusement, ce n’est pas ce à quoi nous assistons. A cause de cette compétition géopolitique et commerciale, il n’y a pas d’échange de données et de connaissances. Nous voyons plutôt l’inverse. Récemment, les Etats-Unis ont accusé la Chine d’avoir piraté des données relatives à un vaccin. Je ne connais personnellement aucun laboratoire ou aucune société dans le monde qui a partagé ses données. Cela contraste avec les engagements pris par plusieurs Etats dont la Chine, la France et l’Allemagne lors de la dernière Assemblée mondiale de la santé à Genève pour dire l’importance de faire des vaccins un bien public mondial. Or ce n’était pas facile. En tant que politiciens, on pense surtout à ses électeurs. Or il se peut qu’un citoyen français ou allemand obtienne un vaccin après un Brésilien ou un Sud-Africain. Pour contrôler la pandémie, il faut agir là où c’est le plus urgent.
Qu’entend-on concrètement par bien public mondial? C’est un bien dit non rival et non exclusif. On ne peut priver personne de l’accès à un vaccin. Chacun doit y avoir accès de façon ouverte et équitable. Et même si certains diront qu’avec une quantité limitée de doses, le simple fait d’en utiliser une réduit le nombre de doses à disposition, il faut comprendre la notion de bien public mondial de façon plus large. Ce bien promu par Macron, Merkel et Xi n’est en réalité pas le vaccin en tant que tel. C’est plutôt la connaissance d’une technologie sûre et efficace pour produire de l’immunité et qu’on peut transférer à d’autres. Si une société en Suisse développe cette technologie, elle peut la transférer à d’autres sites de production dans le monde qui peuvent créer physiquement le vaccin.
Le vaccin sera-t-il la panacée pour combattre le Covid-19? On s’est beaucoup focalisé sur le vaccin et c’est compréhensible. C’est un moyen probablement efficace de protéger les individus et les sociétés. Mais nous ne devrions pas perdre de vue le développement de médicaments qui peuvent jouer le même rôle que le vaccin. Ils peuvent être utilisés à titre préventif et comme traitement. C’est ce qu’on a fait avec le sida pour lequel on n’a pas de vaccin.
Cela a transformé la manière dont la société a appréhendé la question du VIH. Certains médicaments pourraient d’ailleurs être développés et produits plus rapidement.
Verra-t-on une solution applicable à toute la planète? Certains pays compteront sur les initiatives globales lancées pour développer vaccins et traitements. Mais d’autres Etats à revenu moyen, qui n’entrent pas dans les critères de Gavi, l’Alliance du vaccin, voudront prendre leur propre destin en main, car ils n’auront pas une confiance suffisante pour ne compter que sur des efforts globaux venant de Genève. A mon avis, nous verrons un patchwork de solutions. En vertu de clauses de l’Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce qui permettent à des pays en développement de ne pas se conformer à des brevets pharmaceutiques jusqu’en 2033, des Etats vont décider de produire eux-mêmes des médicaments. C’est ce qu’a fait le Bangladesh avec le Remdesivir.
La propriété intellectuelle est clairement au coeur des discussions. Que penser du mécanisme de mise en commun des brevets («patents pool») de l’OMS? C’est une excellente proposition. Ce mécanisme permet de centraliser la connaissance et le savoir-faire afin que les laboratoires universitaires ou les sociétés sachent où aller pour les questions de brevets. Sans cela, toute société, qu’elle soit au Chili ou ailleurs, devra peut-être négocier avec une société aux Etats-Unis ou un laboratoire universitaire au Royaume-Uni ou une société en Chine. Cela engendre d’énormes coûts transactionnels et ralentit le processus d’innovation et de production. Un tel mécanisme a montré son efficacité avec le VIH. Certaines sociétés ont décidé d’abandonner leurs droits de brevet dans certains pays où elles savaient qu’elles ne feraient pas d’argent et de les maintenir dans des pays comme l’Europe ou l’Amérique du Nord.
Comment voyez-vous le rôle des pharmas?La plupart des financements de la recherche et développement pour les vaccins viennent du secteur public et de la philanthropie. C’est compréhensible car pour les pharmas, il s’agit là d’investissements risqués. Nous ne savons pas s’il y aura vraiment un marché et pour combien de temps. Nous ne savons pas le nombre de futurs concurrents. Y aura-t-il dix, vingt vaccins? Nous ne savons pas non plus quelle sera l’attitude de la population. Et enfin, nous ne savons pas quelle sera l’évolution de la pandémie. C’est pourquoi les sociétés privées demandent un soutien public au début, au niveau de la recherche et du développement, et à la fin du processus. Le secteur public pourra alors exiger de ces sociétés qui auront reçu une aide publique de mettre leurs droits de propriété intellectuelle dans le mécanisme de l’OMS de mise en commun des brevets. Les bailleurs de fonds publics ont un vrai levier. Encore faut-il qu’ils l’utilisent.
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CODIRECTRICE DU GLOBAL HEALTH CENTRE DE L’INSTITUT DE HAUTES ÉTUDES INTERNATIONALES
ET DU DÉVELOPPEMENT
«Malheureusement, aucun laboratoire ou aucune société dans le monde n’a partagé ses données»