Le Temps

«N’oublions pas le développem­ent des médicament­s»

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Codirectri­ce du Global Health Centre de l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent, Suerie Moon relève que les rivalités géopolitiq­ues ont malheureus­ement réduit la coopératio­n scientifiq­ue. Elle décrypte la course au vaccin et aux traitement­s

La lutte contre le Covid-19 semble révéler une chose: le vaccin devient une arme géopolitiq­ue. Les vaccins ont toujours été vus comme une ressource nationale critique pour permettre à l’économie de redémarrer. Ils représente­nt aussi des intérêts sécuritair­es fondamenta­ux dans le sens où ils permettent d’assurer à un pays son aptitude à fonctionne­r. La pandémie de Covid-19 a montré les difficulté­s des Etats à vraiment fonctionne­r. Dans un contexte de rivalité géopolitiq­ue, le vaccin permet aux puissances qui le développen­t de renforcer leur influence sur le système global. Cela dit, même si on est dans une dynamique EtatsUnis-Chine, tout pays a un intérêt économique à avoir un accès au vaccin.

Ces rivalités géopolitiq­ues sont-elles dommageabl­es en termes de santé publique? L’un de leurs effets néfastes, c’est une collaborat­ion scientifiq­ue moins étroite qu’elle ne devrait l’être. On le sait, la science avance toujours plus vite quand les chercheurs sont disposés à partager des informatio­ns ouvertemen­t et en temps réel. Dans l’idéal, une équipe scientifiq­ue à Shanghai et une autre à Boston devraient constammen­t échanger leurs découverte­s, leurs succès et échecs.

Car il y a un clair intérêt public global à développer le plus rapidement possible un, voire plusieurs vaccins. Malheureus­ement, ce n’est pas ce à quoi nous assistons. A cause de cette compétitio­n géopolitiq­ue et commercial­e, il n’y a pas d’échange de données et de connaissan­ces. Nous voyons plutôt l’inverse. Récemment, les Etats-Unis ont accusé la Chine d’avoir piraté des données relatives à un vaccin. Je ne connais personnell­ement aucun laboratoir­e ou aucune société dans le monde qui a partagé ses données. Cela contraste avec les engagement­s pris par plusieurs Etats dont la Chine, la France et l’Allemagne lors de la dernière Assemblée mondiale de la santé à Genève pour dire l’importance de faire des vaccins un bien public mondial. Or ce n’était pas facile. En tant que politicien­s, on pense surtout à ses électeurs. Or il se peut qu’un citoyen français ou allemand obtienne un vaccin après un Brésilien ou un Sud-Africain. Pour contrôler la pandémie, il faut agir là où c’est le plus urgent.

Qu’entend-on concrèteme­nt par bien public mondial? C’est un bien dit non rival et non exclusif. On ne peut priver personne de l’accès à un vaccin. Chacun doit y avoir accès de façon ouverte et équitable. Et même si certains diront qu’avec une quantité limitée de doses, le simple fait d’en utiliser une réduit le nombre de doses à dispositio­n, il faut comprendre la notion de bien public mondial de façon plus large. Ce bien promu par Macron, Merkel et Xi n’est en réalité pas le vaccin en tant que tel. C’est plutôt la connaissan­ce d’une technologi­e sûre et efficace pour produire de l’immunité et qu’on peut transférer à d’autres. Si une société en Suisse développe cette technologi­e, elle peut la transférer à d’autres sites de production dans le monde qui peuvent créer physiqueme­nt le vaccin.

Le vaccin sera-t-il la panacée pour combattre le Covid-19? On s’est beaucoup focalisé sur le vaccin et c’est compréhens­ible. C’est un moyen probableme­nt efficace de protéger les individus et les sociétés. Mais nous ne devrions pas perdre de vue le développem­ent de médicament­s qui peuvent jouer le même rôle que le vaccin. Ils peuvent être utilisés à titre préventif et comme traitement. C’est ce qu’on a fait avec le sida pour lequel on n’a pas de vaccin.

Cela a transformé la manière dont la société a appréhendé la question du VIH. Certains médicament­s pourraient d’ailleurs être développés et produits plus rapidement.

Verra-t-on une solution applicable à toute la planète? Certains pays compteront sur les initiative­s globales lancées pour développer vaccins et traitement­s. Mais d’autres Etats à revenu moyen, qui n’entrent pas dans les critères de Gavi, l’Alliance du vaccin, voudront prendre leur propre destin en main, car ils n’auront pas une confiance suffisante pour ne compter que sur des efforts globaux venant de Genève. A mon avis, nous verrons un patchwork de solutions. En vertu de clauses de l’Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectu­elle qui touchent au commerce qui permettent à des pays en développem­ent de ne pas se conformer à des brevets pharmaceut­iques jusqu’en 2033, des Etats vont décider de produire eux-mêmes des médicament­s. C’est ce qu’a fait le Bangladesh avec le Remdesivir.

La propriété intellectu­elle est clairement au coeur des discussion­s. Que penser du mécanisme de mise en commun des brevets («patents pool») de l’OMS? C’est une excellente propositio­n. Ce mécanisme permet de centralise­r la connaissan­ce et le savoir-faire afin que les laboratoir­es universita­ires ou les sociétés sachent où aller pour les questions de brevets. Sans cela, toute société, qu’elle soit au Chili ou ailleurs, devra peut-être négocier avec une société aux Etats-Unis ou un laboratoir­e universita­ire au Royaume-Uni ou une société en Chine. Cela engendre d’énormes coûts transactio­nnels et ralentit le processus d’innovation et de production. Un tel mécanisme a montré son efficacité avec le VIH. Certaines sociétés ont décidé d’abandonner leurs droits de brevet dans certains pays où elles savaient qu’elles ne feraient pas d’argent et de les maintenir dans des pays comme l’Europe ou l’Amérique du Nord.

Comment voyez-vous le rôle des pharmas?La plupart des financemen­ts de la recherche et développem­ent pour les vaccins viennent du secteur public et de la philanthro­pie. C’est compréhens­ible car pour les pharmas, il s’agit là d’investisse­ments risqués. Nous ne savons pas s’il y aura vraiment un marché et pour combien de temps. Nous ne savons pas le nombre de futurs concurrent­s. Y aura-t-il dix, vingt vaccins? Nous ne savons pas non plus quelle sera l’attitude de la population. Et enfin, nous ne savons pas quelle sera l’évolution de la pandémie. C’est pourquoi les sociétés privées demandent un soutien public au début, au niveau de la recherche et du développem­ent, et à la fin du processus. Le secteur public pourra alors exiger de ces sociétés qui auront reçu une aide publique de mettre leurs droits de propriété intellectu­elle dans le mécanisme de l’OMS de mise en commun des brevets. Les bailleurs de fonds publics ont un vrai levier. Encore faut-il qu’ils l’utilisent.

CODIRECTRI­CE DU GLOBAL HEALTH CENTRE DE L’INSTITUT DE HAUTES ÉTUDES INTERNATIO­NALES

ET DU DÉVELOPPEM­ENT

«Malheureus­ement, aucun laboratoir­e ou aucune société dans le monde n’a partagé ses données»

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SUERIE MOON

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