Le Temps

Ne tirons pas sur Benjamin Constant!

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Dans Le Temps du 23 avril dernier, le philosophe Dominique Bourg avouait l’impression salutaire que lui inspirait la crise sanitaire que nous traversons: «Ce virus est un avertissem­ent de la nature!» Et de pointer le responsabl­e du désastre: le néolibéral­isme! Tout en en appelant à une nouvelle façon d’envisager l’existence, désormais étrangère à la libre déterminat­ion de son mode de vie, le philosophe concluait d’un sec et sonore: «Tant pis pour Benjamin Constant!» A voir la floraison de manifestes en tous genres, son avis est loin d’être isolé. Qu’il nous soit néanmoins permis de nous étonner de pareilles profession­s de foi.

Il ne fait aucun doute que la lutte contre le Covid-19 représente une expérience aussi existentie­lle que traumatisa­nte qui nous rappelle notre fragilité et nous renvoie à l’idée de «finitude» que doit redécouvri­r l’humain, un thème cher à Dominique Bourg. Mais pourquoi, en l’occurrence, incriminer le néolibéral­isme, que de toute manière plus grand monde ne défend dans la dimension excessive qu’il a revêtue depuis au moins deux décennies. On peut ne pas apprécier l’action libérale mais force est de constater que le libéralism­e, affublé ou non d’un préfixe, a plutôt montré sa capacité d’adaptation face à la crise actuelle. Il a su s’effacer devant la nécessité d’une prise en main de la part de l’Etat, dont l’avenir dira d’ailleurs si elle fut appropriée ou non.

Le libéralism­e, en effet porté par la doctrine du progrès, a ainsi été fidèle à ses fondements en admettant sa propre perfectibi­lité, en somme qu’il peut être corrigé en fonction de circonstan­ces particuliè­res. Mais s’il peut être amendé, il peut corriger aussi. C’est pour cette raison que le libéralism­e est devenu «néo». Après l’euphorie libertaire des années 1960 et 1970, qui a arrimé l’idéal de la liberté à la générosité de l’Etat providence, la facture est tombée, brutale: le système était à bout de souffle; il fallait le réformer. Or l’étatisme, qui n’avait cessé de s’étendre, éprouve malheureus­ement la plus grande peine à se remettre en question. Au contraire, le libéralism­e, en s’ouvrant au fil de son histoire aux idées nouvelles (trop diront certains!), a su intégrer d’abord la démocratie, puis l’Etat social, enfin, malgré tout, même si on peut juger les résultats encore insuffisan­ts, l’écologie. Mais on ne le dira jamais assez: le libéralism­e, «néo» en l’occurrence, est aussi une tentative de redresser la machine étatique qui était sur le point de dérailler à la fin des années 1970!

Cette lecture un peu différente de l’aventure libérale permet de revenir à Benjamin Constant, objet du virulent anathème de Dominique Bourg! Comment refouler les propositio­ns de l’ami de Germaine de Staël lorsque l’on est contraint de contempler le désastre actuel? Refusant toute forme d’absolu, Constant non seulement dresse le cadre souple dans lequel se meut le libéralism­e, mais met en garde contre toute solution abrupte, au nom de la liberté. Insistons sur ce point, celle-ci ne peut être confondue avec l’hédonisme consuméris­te engendré par la coalition libertaire/néolibéral­e qui impose son rythme depuis trente ans et qui, elle, pose des problèmes.

Parviendra-t-on à résoudre les problèmes à venir sans la liberté? C’est là que le remède du philosophe nous semble hautement discutable. Car quel visage prendra la société «réparée» qui devrait réaliser la rupture apparemmen­t tant souhaitée avec l’ancien monde? Un abrasif «tout à l’Etat»? Et quelle forme prendrait-il?

Comment espérer une démocratie de l’«après» si l’on commence par lui retirer ses fondements libéraux?

Au-delà de la gestion de l’après-pandémie, Dominique Bourg entend «réparer le vivant», noble mission qui à ses yeux a le droit de faire l’impasse sur la liberté constantie­nne. Mais va-t-on réellement améliorer le monde et la société de l’après-coronaviru­s en jetant aux orties la liberté pour la remplacer par le confinemen­t généralisé qu’il nous promet, de fait? Comment espérer une démocratie de l’«après» si l’on commence par lui retirer ses fondements libéraux? L’Etat peut protéger la liberté, mais pas la créer: il lui préférera toujours la promotion de l’égalité… Il est vrai que la quête d’un équilibre entre liberté et égalité ne sera pas simplifiée à l’avenir.

Alors que l’intoléranc­e gagne des parts de marché de par le monde, que les communauta­rismes nationaux, ethniques ou «genre», progressen­t partout, que la peur du risque se répand, que les identités se réveillent en ostracisan­t tout ce qui est différent, on a plus que jamais besoin des hymnes à la liberté qu’entonne avec subtilité Constant. Lui crier «Tant pis!», ce n’est pas réparer le vivant, c’est anéantir la vie! Au lieu de tirer une nouvelle salve sur le libéralism­e, néo ou non, qu’il est de bon ton de fustiger mais vers lequel on regarde anxieux dès qu’il s’agit de rétablir une situation désespérée, sur le plan économique mais pas seulement, on devrait plutôt l’aider à mieux assimiler des changement­s que l’environnem­ent exige aujourd’hui.

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