Le Temps

La leçon économique du confinemen­t

PANDÉMIE Le coronaviru­s et les mesures sanitaires, qui ont paralysé l’économie, coûteront des milliards de francs à la Suisse. Le confinemen­t a-t-il renchéri la note? A court terme probableme­nt mais, à long terme, c’est tout l’inverse, estiment les économ

- MATHILDE FARINE ET SÉBASTIEN RUCHE @mathildefa­rine @sebruche

On pourra pérorer des heures, des jours ou des semaines sur le coût économique de la crise, rendu plus salé encore par le confinemen­t. A court terme, cela ne fait guère de doute: comment espérer voir une économie sortir indemne d’une mise à l’arrêt? A moyen et à long terme, c’est tout à fait différent. Ceux qui prétendent le contraire font semblant de ne pas comprendre, ou ignorent les exemples des épidémies passées, qui ont livré un message pourtant clair: mieux vaut agir vite et fort pour mieux repartir ensuite.

L’actualité est en train de confirmer que cette crise ne fait pas exception: portée aux nues par les «anti-confinemen­t», la Suède n’en mène plus très large. La récession qui s’annonce ne sera pas moins virulente qu’ailleurs, tandis que la mortalité y est bien plus élevée et que le pari de l’immunité collective est, pour l’instant, raté.

Dans la mesure où rares étaient les pays préparés (ni masques ni désinfecta­nts en quantité suffisante, notamment) et qu’un grand nombre d’entre eux ont tardé à mesurer l’ampleur du danger, nous n’avions pas vraiment le choix. Ou plutôt, comme le soulignent nombre d’économiste­s que nous avons sollicités pour cette enquête, le choix n’était pas celui qu’on croit, entre confinemen­t et liberté, mais entre confinemen­t et absentéism­e, maladie et morts. Un programme éthiquemen­t et économique­ment difficile à défendre.

La Suisse figure parmi les premiers pays européens à avoir entamé sa réouvertur­e et à goûter aux joies d’une liberté qu’on tenait pour acquise. Mais le virus n’est que provisoire­ment dompté. Sans traitement qui ait fait ses preuves ni vaccin, avec encore de larges doutes sur la capacité des applicatio­ns de traçage à maintenir l’épidémie sous contrôle, nous restons à la merci d’une ou de plusieurs nouvelles vagues.

C’est là que nos semaines calfeutrée­s et les connaissan­ces acquises depuis l’apparition du Covid-19 doivent nous servir. Nous avons eu le temps de rattraper l’impréparat­ion, d’acquérir les gestes barrières, de mesurer les risques, tandis que les experts ont eu la possibilit­é d’en savoir davantage sur le virus lui-même. La vie, comme l’économie, repart à peine. La Suisse et la plupart des gouverneme­nts ont mis des dizaines de milliards de francs pour s’assurer que les dégâts économique­s soient limités. Tout l’enjeu maintenant sera d’éviter de laisser la pandémie reprendre jusqu’à ce qu’un second confinemen­t s’impose, qui serait difficilem­ent soutenable, moralement et économique­ment.

Un second confinemen­t serait difficilem­ent soutenable, moralement et économique­ment

Sans vaccin et sans traitement, le Covid-19 pèsera encore sur la société et sur l’économie. Plusieurs mois après son apparition, certains ont déjà fait un calcul, fondé sur des données empiriques owu, souvent, sur leur propre sentiment, pour fustiger les mesures prises pour le contrer. Ainsi, après des années de silence, Michael Burry s’est saisi de Twitter ces dernières semaines pour exprimer son exaspérati­on: le confinemen­t, a-t-il déclaré, est «la force économique la plus dévastatri­ce dans l’histoire moderne». Bien pire, pour lui, que la maladie elle-même.

L’investisse­ur américain, devenu célèbre pour ses paris contre le marché immobilier américain avant la crise de 2008, personnage principal du best-seller The Big Short de Michael Lewis, dont fut tiré un film du même nom, jugeait que le confinemen­t pénalise les plus faibles, engendre de la violence conjugale «et suinte l’angoisse», a-t-il détaillé à l’agence Bloomberg. Une diatribe qui fait écho aux propos de Donald Trump lui-même, qui s’inquiétait que le remède soit pire que le mal. Ou à d’autres, comme ceux du philosophe André Comte-Sponville, qui estimait, tout en défendant le confinemen­t, qu’avec la récession économique qu’il engendrera, les jeunes «vont payer le plus lourd tribut, que ce soit sous forme de chômage ou d’endettemen­t». Le philosophe français dénonçait le fait de «sacrifier les jeunes à la santé des vieux».

L’addition du coronaviru­s, avec ou sans confinemen­t, et dans toutes ses implicatio­ns, est difficile à calculer. On peut en estimer l’effet sur le PIB. D’après les prévisions du Secrétaria­t d’Etat à l’économie (Seco), l’économie suisse devrait reculer de 6 à 12% cette année. D’après les prévisions de la Commission européenne, le PIB de l’UE perdra 7,5% en 2020, tandis que le chômage montera à 9%. Aux Etats-Unis, ce même indicateur pourrait dépasser la barre des 30%, d’après le secrétaire d’Etat au Trésor Steve Mnuchin. Plus de 38 millions d’Américains se sont inscrits au chômage ces dernières semaines, un sommet historique.

En Suisse, la pandémie et les mesures pour l’endiguer coûteront entre 11 et 17 milliards de francs par mois, avait estimé Thomas Jordan, le président de la Banque nationale suisse, dans une interview à la presse dominicale. De son côté, le KOF, l’institut de recherche conjonctur­elle de l’EPFZ, parvient à un montant de 32 milliards pour la période allant de mars à juin. Les six premières semaines de confinemen­t comptent pour 18 milliards.

Eviter les effets boule de neige

Si l’économie n’avait pas été entravée par cette mesure, la facture aurait-elle été plus légère? C’est difficile à dire, estime l’un de ses chercheurs, Yngve Abrahamsen, professeur d’économie à l’EPFZ. «Les coûts en termes de valeur ajoutée ou de production perdues auraient été plus faibles, mais est-ce que cela aura vraiment été mieux pour la population?» D’autant que, comme l’ont déjà montré certaines recherches académique­s, ne pas prononcer de confinemen­t revient à le décider plus tard, parce que la situation sanitaire devient hors de contrôle. Or, un confinemen­t tardif serait plus long et plus sévère, ajoute le chercheur du KOF. Et donc aussi plus violent pour l’économie. En outre, la Suisse n’a qu’un contrôle limité sur les ravages que subit son économie.

Le KOF attribue les deux tiers de la perte qu’il a calculée à l’effondreme­nt de l’économie mondiale. En outre, la fermeture des commerces non essentiels et des restaurant­s a un coût, mais rien n’indique que les consommate­urs s’y seraient rendus comme d’habitude, tandis que la production aurait pu être largement interrompu­e par des employés malades. Beaucoup d’entreprise­s ont d’ailleurs voulu s’en prémunir en décidant ellesmêmes de mesures sanitaires avant que les autorités ne le fassent.

«Avec le confinemen­t, le risque existe que des entreprise­s ou des indépendan­ts fassent faillite, même si leur activité était saine, estime Cédric Tille, professeur d’économie à l’IHEID. Il faut surtout éviter des effets boule de neige au niveau des secteurs, par exemple si une vague de faillites provoque une baisse de la valeur des fonds de commerce. Opérer une transition étalée dans le temps peut être une solution, même si le secteur doit se redimensio­nner et même si tout le monde ne peut pas être sauvé. En revanche, il serait impensable d’annuler le confinemen­t en se disant: tant pis pour les décès.»

Ce coût humain a été quantifié par l’EPFL dans le cas de l’Italie: sans confinemen­t, il y aurait eu 200000 morts supplément­aires. Isoler les plus vieux ou les laisser mourir n’est pas plus éthique qu’économique­ment sensé, ajoute John Plassard, économiste chez Mirabaud, dans une note: les plus de 50 ans sont les plus grands consommate­urs. Aux Etats-Unis, citait-il, ils soutiennen­t ainsi plus de 60% de l’emploi total.

Confinemen­t ou absentéism­e de masse

De fait, l’alternativ­e n’est pas celle que l’on croit, pointe Mathilde Lemoine. «On ne choisit pas entre un confinemen­t ou un non-confinemen­t. Mais entre un confinemen­t ou un absentéism­e de masse, des malades, des morts, etc. Ce sont les leçons des épidémies du passé, souligne la cheffe économiste de la banque Edmond de Rothschild. Même s’ils sont plus jeunes, les travailleu­rs sont exposés, ils tombent malades et peuvent mourir.» L’experte souligne que l’économie est de toute façon affectée par la pandémie.

«Les analyses de l’impact des chocs d’épidémies de grippe dans l’histoire, et plus récemment en Asie, montrent qu’à court terme le confinemen­t représente 60% des coûts, contre 12% pour les décès, les traitement­s médicaux, les hospitalis­ations, et 28% pour l’absentéism­e. Mais, à long terme, la mortalité représente 83% des coûts», détaille Mathilde Lemoine. Or, conclutell­e, «on sait également que plus il y a des coûts de court terme dus au confinemen­t, plus les coûts à long terme sont faibles. Tout l’enjeu est ensuite de minimiser les coûts indirects comme les faillites, le chômage en hausse, et c’est la phase dans laquelle nous sommes maintenant.» L’économiste considère que la perte de PIB s’élève à 60 milliards par rapport à ce que l’économie suisse aurait produit sans la pandémie.

Les premières études académique­s montrent que le confinemen­t a fonctionné et évité une saturation des services de santé, avance de son côté l’économiste Charles Wyplosz. On peut ensuite modéliser le coût et l’efficacité des mesures sanitaires, en termes de PIB ou de chômage, par semaines additionne­lles, et ensuite à partir de quel moment il faut arrêter un confinemen­t coûteux et passer à des mesures de quarantain­e et à l’utilisatio­n de masques.

Le confinemen­t a un coût substantie­l, admet lui aussi Cédric Tille. Et «le coût du confinemen­t sur l’économie est substantie­l, surtout pour les personnes les plus fragiles sur le plan économique, comme le montrent les files d’attente pour obtenir de la nourriture à Genève. Mais la solution n’est pas la levée du confinemen­t, c’est en l’occurrence d’agir de manière précise sur la précarité, peut-être en relevant les indemnités chômage pour certaines catégories de travailleu­rs et, de manière plus générale, faire en sorte que le filet social couvre davantage de gens.»

A l’avenir, il faudra néanmoins absolument éviter un nouveau confinemen­t, prévient Yngve Abrahamsen, parce que c’est trop coûteux. Il compte sur la prudence des gens, qui ont compris la dangerosit­é du virus, pour éviter une recrudesce­nce violente des cas. Si elle se produit quand même, «un confinemen­t serait à nouveau nécessaire, mais il serait effectué de manière différente, prédit Cédric Tille. Les entreprise­s, les magasins, les restaurant­s seront équipés pour assurer le respect des distances sociales entre les clients. Le confinemen­t sera plus ciblé et freinera moins l’activité. Annoncer très tôt les compensati­ons prévues serait également bénéfique, car l’incertitud­e serait moins grande et cela dédramatis­erait la situation.»

Surtout, pour Charles Wyplosz, le confinemen­t doit avoir servi à rattraper le retard de préparatio­n aux pandémies. Car si on ouvre trop et trop rapidement, le virus va revenir de manière virulente. Or, «si les capacités hospitaliè­res, les stocks de masques ou de désinfecta­nts n’ont pas été améliorés, alors ce serait une très mauvaise plaisanter­ie».

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(LAURENT GUIRAUD) A Genève, dans la file des démunis en quête d’un colis de denrées distribué par la Caravane De Solidarité.

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