La leçon économique du confinement
PANDÉMIE Le coronavirus et les mesures sanitaires, qui ont paralysé l’économie, coûteront des milliards de francs à la Suisse. Le confinement a-t-il renchéri la note? A court terme probablement mais, à long terme, c’est tout l’inverse, estiment les économ
On pourra pérorer des heures, des jours ou des semaines sur le coût économique de la crise, rendu plus salé encore par le confinement. A court terme, cela ne fait guère de doute: comment espérer voir une économie sortir indemne d’une mise à l’arrêt? A moyen et à long terme, c’est tout à fait différent. Ceux qui prétendent le contraire font semblant de ne pas comprendre, ou ignorent les exemples des épidémies passées, qui ont livré un message pourtant clair: mieux vaut agir vite et fort pour mieux repartir ensuite.
L’actualité est en train de confirmer que cette crise ne fait pas exception: portée aux nues par les «anti-confinement», la Suède n’en mène plus très large. La récession qui s’annonce ne sera pas moins virulente qu’ailleurs, tandis que la mortalité y est bien plus élevée et que le pari de l’immunité collective est, pour l’instant, raté.
Dans la mesure où rares étaient les pays préparés (ni masques ni désinfectants en quantité suffisante, notamment) et qu’un grand nombre d’entre eux ont tardé à mesurer l’ampleur du danger, nous n’avions pas vraiment le choix. Ou plutôt, comme le soulignent nombre d’économistes que nous avons sollicités pour cette enquête, le choix n’était pas celui qu’on croit, entre confinement et liberté, mais entre confinement et absentéisme, maladie et morts. Un programme éthiquement et économiquement difficile à défendre.
La Suisse figure parmi les premiers pays européens à avoir entamé sa réouverture et à goûter aux joies d’une liberté qu’on tenait pour acquise. Mais le virus n’est que provisoirement dompté. Sans traitement qui ait fait ses preuves ni vaccin, avec encore de larges doutes sur la capacité des applications de traçage à maintenir l’épidémie sous contrôle, nous restons à la merci d’une ou de plusieurs nouvelles vagues.
C’est là que nos semaines calfeutrées et les connaissances acquises depuis l’apparition du Covid-19 doivent nous servir. Nous avons eu le temps de rattraper l’impréparation, d’acquérir les gestes barrières, de mesurer les risques, tandis que les experts ont eu la possibilité d’en savoir davantage sur le virus lui-même. La vie, comme l’économie, repart à peine. La Suisse et la plupart des gouvernements ont mis des dizaines de milliards de francs pour s’assurer que les dégâts économiques soient limités. Tout l’enjeu maintenant sera d’éviter de laisser la pandémie reprendre jusqu’à ce qu’un second confinement s’impose, qui serait difficilement soutenable, moralement et économiquement.
Un second confinement serait difficilement soutenable, moralement et économiquement
Sans vaccin et sans traitement, le Covid-19 pèsera encore sur la société et sur l’économie. Plusieurs mois après son apparition, certains ont déjà fait un calcul, fondé sur des données empiriques owu, souvent, sur leur propre sentiment, pour fustiger les mesures prises pour le contrer. Ainsi, après des années de silence, Michael Burry s’est saisi de Twitter ces dernières semaines pour exprimer son exaspération: le confinement, a-t-il déclaré, est «la force économique la plus dévastatrice dans l’histoire moderne». Bien pire, pour lui, que la maladie elle-même.
L’investisseur américain, devenu célèbre pour ses paris contre le marché immobilier américain avant la crise de 2008, personnage principal du best-seller The Big Short de Michael Lewis, dont fut tiré un film du même nom, jugeait que le confinement pénalise les plus faibles, engendre de la violence conjugale «et suinte l’angoisse», a-t-il détaillé à l’agence Bloomberg. Une diatribe qui fait écho aux propos de Donald Trump lui-même, qui s’inquiétait que le remède soit pire que le mal. Ou à d’autres, comme ceux du philosophe André Comte-Sponville, qui estimait, tout en défendant le confinement, qu’avec la récession économique qu’il engendrera, les jeunes «vont payer le plus lourd tribut, que ce soit sous forme de chômage ou d’endettement». Le philosophe français dénonçait le fait de «sacrifier les jeunes à la santé des vieux».
L’addition du coronavirus, avec ou sans confinement, et dans toutes ses implications, est difficile à calculer. On peut en estimer l’effet sur le PIB. D’après les prévisions du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), l’économie suisse devrait reculer de 6 à 12% cette année. D’après les prévisions de la Commission européenne, le PIB de l’UE perdra 7,5% en 2020, tandis que le chômage montera à 9%. Aux Etats-Unis, ce même indicateur pourrait dépasser la barre des 30%, d’après le secrétaire d’Etat au Trésor Steve Mnuchin. Plus de 38 millions d’Américains se sont inscrits au chômage ces dernières semaines, un sommet historique.
En Suisse, la pandémie et les mesures pour l’endiguer coûteront entre 11 et 17 milliards de francs par mois, avait estimé Thomas Jordan, le président de la Banque nationale suisse, dans une interview à la presse dominicale. De son côté, le KOF, l’institut de recherche conjoncturelle de l’EPFZ, parvient à un montant de 32 milliards pour la période allant de mars à juin. Les six premières semaines de confinement comptent pour 18 milliards.
Eviter les effets boule de neige
Si l’économie n’avait pas été entravée par cette mesure, la facture aurait-elle été plus légère? C’est difficile à dire, estime l’un de ses chercheurs, Yngve Abrahamsen, professeur d’économie à l’EPFZ. «Les coûts en termes de valeur ajoutée ou de production perdues auraient été plus faibles, mais est-ce que cela aura vraiment été mieux pour la population?» D’autant que, comme l’ont déjà montré certaines recherches académiques, ne pas prononcer de confinement revient à le décider plus tard, parce que la situation sanitaire devient hors de contrôle. Or, un confinement tardif serait plus long et plus sévère, ajoute le chercheur du KOF. Et donc aussi plus violent pour l’économie. En outre, la Suisse n’a qu’un contrôle limité sur les ravages que subit son économie.
Le KOF attribue les deux tiers de la perte qu’il a calculée à l’effondrement de l’économie mondiale. En outre, la fermeture des commerces non essentiels et des restaurants a un coût, mais rien n’indique que les consommateurs s’y seraient rendus comme d’habitude, tandis que la production aurait pu être largement interrompue par des employés malades. Beaucoup d’entreprises ont d’ailleurs voulu s’en prémunir en décidant ellesmêmes de mesures sanitaires avant que les autorités ne le fassent.
«Avec le confinement, le risque existe que des entreprises ou des indépendants fassent faillite, même si leur activité était saine, estime Cédric Tille, professeur d’économie à l’IHEID. Il faut surtout éviter des effets boule de neige au niveau des secteurs, par exemple si une vague de faillites provoque une baisse de la valeur des fonds de commerce. Opérer une transition étalée dans le temps peut être une solution, même si le secteur doit se redimensionner et même si tout le monde ne peut pas être sauvé. En revanche, il serait impensable d’annuler le confinement en se disant: tant pis pour les décès.»
Ce coût humain a été quantifié par l’EPFL dans le cas de l’Italie: sans confinement, il y aurait eu 200000 morts supplémentaires. Isoler les plus vieux ou les laisser mourir n’est pas plus éthique qu’économiquement sensé, ajoute John Plassard, économiste chez Mirabaud, dans une note: les plus de 50 ans sont les plus grands consommateurs. Aux Etats-Unis, citait-il, ils soutiennent ainsi plus de 60% de l’emploi total.
Confinement ou absentéisme de masse
De fait, l’alternative n’est pas celle que l’on croit, pointe Mathilde Lemoine. «On ne choisit pas entre un confinement ou un non-confinement. Mais entre un confinement ou un absentéisme de masse, des malades, des morts, etc. Ce sont les leçons des épidémies du passé, souligne la cheffe économiste de la banque Edmond de Rothschild. Même s’ils sont plus jeunes, les travailleurs sont exposés, ils tombent malades et peuvent mourir.» L’experte souligne que l’économie est de toute façon affectée par la pandémie.
«Les analyses de l’impact des chocs d’épidémies de grippe dans l’histoire, et plus récemment en Asie, montrent qu’à court terme le confinement représente 60% des coûts, contre 12% pour les décès, les traitements médicaux, les hospitalisations, et 28% pour l’absentéisme. Mais, à long terme, la mortalité représente 83% des coûts», détaille Mathilde Lemoine. Or, conclutelle, «on sait également que plus il y a des coûts de court terme dus au confinement, plus les coûts à long terme sont faibles. Tout l’enjeu est ensuite de minimiser les coûts indirects comme les faillites, le chômage en hausse, et c’est la phase dans laquelle nous sommes maintenant.» L’économiste considère que la perte de PIB s’élève à 60 milliards par rapport à ce que l’économie suisse aurait produit sans la pandémie.
Les premières études académiques montrent que le confinement a fonctionné et évité une saturation des services de santé, avance de son côté l’économiste Charles Wyplosz. On peut ensuite modéliser le coût et l’efficacité des mesures sanitaires, en termes de PIB ou de chômage, par semaines additionnelles, et ensuite à partir de quel moment il faut arrêter un confinement coûteux et passer à des mesures de quarantaine et à l’utilisation de masques.
Le confinement a un coût substantiel, admet lui aussi Cédric Tille. Et «le coût du confinement sur l’économie est substantiel, surtout pour les personnes les plus fragiles sur le plan économique, comme le montrent les files d’attente pour obtenir de la nourriture à Genève. Mais la solution n’est pas la levée du confinement, c’est en l’occurrence d’agir de manière précise sur la précarité, peut-être en relevant les indemnités chômage pour certaines catégories de travailleurs et, de manière plus générale, faire en sorte que le filet social couvre davantage de gens.»
A l’avenir, il faudra néanmoins absolument éviter un nouveau confinement, prévient Yngve Abrahamsen, parce que c’est trop coûteux. Il compte sur la prudence des gens, qui ont compris la dangerosité du virus, pour éviter une recrudescence violente des cas. Si elle se produit quand même, «un confinement serait à nouveau nécessaire, mais il serait effectué de manière différente, prédit Cédric Tille. Les entreprises, les magasins, les restaurants seront équipés pour assurer le respect des distances sociales entre les clients. Le confinement sera plus ciblé et freinera moins l’activité. Annoncer très tôt les compensations prévues serait également bénéfique, car l’incertitude serait moins grande et cela dédramatiserait la situation.»
Surtout, pour Charles Wyplosz, le confinement doit avoir servi à rattraper le retard de préparation aux pandémies. Car si on ouvre trop et trop rapidement, le virus va revenir de manière virulente. Or, «si les capacités hospitalières, les stocks de masques ou de désinfectants n’ont pas été améliorés, alors ce serait une très mauvaise plaisanterie».
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