Ainsi parlait Woody Allen
Woody Allen se raconte dans «Soit dit en passant». Sa vie ayant déjà abondamment nourri ses fictions, cette autobiographie peine à étonner. L’auteur revient longuement sur les accusations de pédophilie qui ont fait de lui, blanchi par la justice, un paria
Woody Allen enfant, on le connaît bien. On l’a vu, rouquemoute effronté, se faire talocher dans Radio Days pour avoir manqué de respect au rabbin qui le morigène ou binoclard poil-de-carotte que la perspective du Big Crunch envoie chez le psychologue dans Annie Hall. On découvre aujourd’hui le phénomène de l’intérieur et il ressemble furieusement à son avatar cinématographique.
Né le 1er décembre 1935, à Brooklyn, le jeune Allan Stewart Konigsberg grandit au milieu d’une famille haute en couleur. Ses parents, «aussi mal assortis que Hannah Arendt et Frank Sinatra», ne sont d’accord sur absolument rien. Le père, toujours fauché, jouant quotidiennement au casino; sa mère, une «femme sérieuse avec un coeur d’azote liquide», fait tourner la baraque. Vers 5 ans, on soumet le gamin à un test de QI dont le résultat impressionnant ne l’empêche pas d’être nul en classe, préférant à l’étude la prestidigitation, les jeux de cartes et de dés. A la même époque, il prend douloureusement conscience de sa condition de mortel.
«Grandi comme un prototype de limaçon planté devant la télévision», il n’aime pas lire et s’étonne aujourd’hui encore qu’on le prenne pour un intellectuel: «Mes amis, vous êtes en train de lire l’autobiographie d’un misanthrope illettré […]. Un solitaire sans culture qui passait son temps assis devant un miroir à trois faces pour s’entraîner à escamoter l’as de pique.»
Le kid de Brooklyn s’épanouit au cinéma. Les séances du Midwood, dans «la pénombre fraîche d’une réalité alternative», sont un de ses grands bonheurs. Il est fasciné par les «comédies au champagne» qui se déroulent dans un penthouse entre hommes suaves et femmes élégantes. Il se rêve tour à tour gangster, détective privé, voire cow-boy…
C’est au cinéma que se dessine le destin du magicien en herbe. Ses commentaires amusent les spectateurs. L’un d’eux lui conseille de proposer ses gags aux journaux. Il tape ses premières histoires sur une Underwood volée. La légende se met en place. Devenu Woody Allen, le «ver de terre qui lisait seulement pour se mettre au niveau des jolies filles» va gagner très confortablement sa vie comme gagman, auteur de sketches, amuseur télévisuel avant de devenir une référence mondiale du cinéma.
Hypocondriaque atrabilaire
Soit dit en passant est un drôle de livre. Très attendue sans être indispensable, cette autobiographie ressasse des motifs que les films et le personnage de Woody Allen nous ont rendus familiers depuis des décennies: l’inquiétude ontologique, la psychanalyse, l’amour des femmes, la détestation de la nature, l’autodérision, les névroses… Sublimés par la fiction, ces signes particuliers et petits travers charmants perdent en saveur quand ils ressortissent à la réalité, la «pire ennemie» du cinéaste.
L’auteur tombe un peu trop rapidement d’accord avec une intervieweuse selon laquelle il n’y a «rien de palpitant dans la vie de Woody Allen». Il retrace chronologiquement le fil de son existence, avec d’occasionnels flashes forward. Il perpétue son personnage d’hypocondriaque atrabilaire, insiste sur son inadaptation totale à la technologie (il tape encore sur une machine à écrire et réquisitionne un ami pour changer le ruban…), se complaît dans un auto-dénigrement qui semble tenir davantage de la posture que d’un complexe d’infériorité.
Il relate ses amours (Louise Lasser, Diane Keaton) et ses ruptures, évoque ses restaurants préférés, recense les films qu’il a tournés en amateur et en fonctionnaire (à 17 heures, la journée est finie). Hormis quelques anecdotes de tournage, il n’analyse jamais l’oeuvre, préférant passer la pommade à ses collaborateurs. Pour un misanthrope, il déborde d’amour: ses acteurs sont tous plus «merveilleux», «extraordinaires» et «formidables» les uns que les autres…
Marâtre flamboyante
Soit dit en passant est dédié à sa femme, «Soon-Yi, la meilleure d’entre toutes», fille adoptive de Mia Farrow, son ancienne compagne. Le scandale assombrit ce livre que les éditeurs américains ont refusé de publier. Woody Allen est conscient de l’enjeu. Evoquant sa liaison avec Soon-Yi, il conjecture: «Soit dit entre parenthèses, j’espère que ce n’est pas la raison pour laquelle vous avez acheté ce livre.»
Bien sûr que non, se récrie l’hypocrite lecteur! La sordide affaire occupe un quart des pages.
Woody Allen brosse de Mia Farrow, sa muse sur 12 films, un portrait de marâtre flamboyante. Une manipulatrice perverse qui établissait une hiérarchie entre ses quatre enfants biologiques et les 11 enfants adoptés, auxquels elle «imposait une discipline de fer, tant psychologiquement que physiquement, pour obtenir une obéissance absolue». Woody Allen, qui n’a jamais vécu sous le même toit que Mia Farrow, n’a guère de contact avec cette ribambelle. L’amour paternel lui vient lorsqu’il adopte avec sa compagne Moses et Dylan et engendre Satchel.
En 1992, alors que sa relation avec Mia Farrow est à bout de souffle, le cinéaste sympathise avec Soon-Yi, 22 ans. Il en tombe amoureux. Mia Farrow l’apprend en tombant sur des polaroïds érotiques. Elle en conçoit une légitime colère, met une raclée à Soon-Yi et profère des menaces: «Il m’a pris ma fille, maintenant je vais lui prendre la sienne.» Elle lance l’accusation d’attouchement sur Dylan, 7 ans.
Au terme d’une longue procédure judiciaire, Woody Allen est totalement blanchi. Dans le sillage de l’affaire Weinstein et du mouvement #MeToo, Mia Farrow relance ses accusations d’agression sexuelle, de nouveau jugées irrecevables. Le cinéaste subit la vindicte de son propre fils, Satchel, devenu Ronan, avocat et journaliste à qui «[Mia] apprit à détester son violeur de père à l’âge de 4 ans».
Ses parents, «aussi mal assortis que Hannah Arendt et Frank Sinatra», ne sont d’accord sur absolument rien
«Grandi comme un prototype de limaçon planté devant la télévision», il s’étonne encore qu’on le prenne pour un intellectuel
Le mal est fait, il est incurable: innocenté par la justice, Woody Allen est coupable aux yeux de la prude Amérique et d’une jeune génération qui n’a pas eu la chance de voir ses films. Une Journée de pluie à New York n’est pas distribué aux Etats-Unis. Des comédiens se désolidarisent, reversent leur cachet pour une bonne cause. Le cinéaste persifle: «Ce n’est pas un geste aussi héroïque qu’il en a l’air, car nous n’avons pas les moyens de payer davantage que le minimum syndical…»
Depuis bientôt trente ans, Woody Allen vit auprès de Soon-Yi, plus heureux qu’il ne l’a jamais été. Il raconte l’harmonie des jours sans heurts, les petits rituels d’une quiétude bourgeoise certes moins excitante qu’une comédie érotique de nuit d’été. A travers ses tribulations sentimentales et son hyperactivité cinématographique, le galopin de Brooklyn n’a peut-être jamais recherché que cette quiétude. «J’ai eu la chance d’avoir le sens de l’humour, sinon j’aurais fini comme pleureuse professionnelle dans les enterrements ou monstre dans une foire», écrit-il. ▅
Soit dit en passant (Apropos of Nothing), de Woody Allen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville et Antoine Cazé, Stock, 540 p.