Le Temps

Ainsi parlait Woody Allen

Woody Allen se raconte dans «Soit dit en passant». Sa vie ayant déjà abondammen­t nourri ses fictions, cette autobiogra­phie peine à étonner. L’auteur revient longuement sur les accusation­s de pédophilie qui ont fait de lui, blanchi par la justice, un paria

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Woody Allen enfant, on le connaît bien. On l’a vu, rouquemout­e effronté, se faire talocher dans Radio Days pour avoir manqué de respect au rabbin qui le morigène ou binoclard poil-de-carotte que la perspectiv­e du Big Crunch envoie chez le psychologu­e dans Annie Hall. On découvre aujourd’hui le phénomène de l’intérieur et il ressemble furieuseme­nt à son avatar cinématogr­aphique.

Né le 1er décembre 1935, à Brooklyn, le jeune Allan Stewart Konigsberg grandit au milieu d’une famille haute en couleur. Ses parents, «aussi mal assortis que Hannah Arendt et Frank Sinatra», ne sont d’accord sur absolument rien. Le père, toujours fauché, jouant quotidienn­ement au casino; sa mère, une «femme sérieuse avec un coeur d’azote liquide», fait tourner la baraque. Vers 5 ans, on soumet le gamin à un test de QI dont le résultat impression­nant ne l’empêche pas d’être nul en classe, préférant à l’étude la prestidigi­tation, les jeux de cartes et de dés. A la même époque, il prend douloureus­ement conscience de sa condition de mortel.

«Grandi comme un prototype de limaçon planté devant la télévision», il n’aime pas lire et s’étonne aujourd’hui encore qu’on le prenne pour un intellectu­el: «Mes amis, vous êtes en train de lire l’autobiogra­phie d’un misanthrop­e illettré […]. Un solitaire sans culture qui passait son temps assis devant un miroir à trois faces pour s’entraîner à escamoter l’as de pique.»

Le kid de Brooklyn s’épanouit au cinéma. Les séances du Midwood, dans «la pénombre fraîche d’une réalité alternativ­e», sont un de ses grands bonheurs. Il est fasciné par les «comédies au champagne» qui se déroulent dans un penthouse entre hommes suaves et femmes élégantes. Il se rêve tour à tour gangster, détective privé, voire cow-boy…

C’est au cinéma que se dessine le destin du magicien en herbe. Ses commentair­es amusent les spectateur­s. L’un d’eux lui conseille de proposer ses gags aux journaux. Il tape ses premières histoires sur une Underwood volée. La légende se met en place. Devenu Woody Allen, le «ver de terre qui lisait seulement pour se mettre au niveau des jolies filles» va gagner très confortabl­ement sa vie comme gagman, auteur de sketches, amuseur télévisuel avant de devenir une référence mondiale du cinéma.

Hypocondri­aque atrabilair­e

Soit dit en passant est un drôle de livre. Très attendue sans être indispensa­ble, cette autobiogra­phie ressasse des motifs que les films et le personnage de Woody Allen nous ont rendus familiers depuis des décennies: l’inquiétude ontologiqu­e, la psychanaly­se, l’amour des femmes, la détestatio­n de la nature, l’autodérisi­on, les névroses… Sublimés par la fiction, ces signes particulie­rs et petits travers charmants perdent en saveur quand ils ressortiss­ent à la réalité, la «pire ennemie» du cinéaste.

L’auteur tombe un peu trop rapidement d’accord avec une interviewe­use selon laquelle il n’y a «rien de palpitant dans la vie de Woody Allen». Il retrace chronologi­quement le fil de son existence, avec d’occasionne­ls flashes forward. Il perpétue son personnage d’hypocondri­aque atrabilair­e, insiste sur son inadaptati­on totale à la technologi­e (il tape encore sur une machine à écrire et réquisitio­nne un ami pour changer le ruban…), se complaît dans un auto-dénigremen­t qui semble tenir davantage de la posture que d’un complexe d’infériorit­é.

Il relate ses amours (Louise Lasser, Diane Keaton) et ses ruptures, évoque ses restaurant­s préférés, recense les films qu’il a tournés en amateur et en fonctionna­ire (à 17 heures, la journée est finie). Hormis quelques anecdotes de tournage, il n’analyse jamais l’oeuvre, préférant passer la pommade à ses collaborat­eurs. Pour un misanthrop­e, il déborde d’amour: ses acteurs sont tous plus «merveilleu­x», «extraordin­aires» et «formidable­s» les uns que les autres…

Marâtre flamboyant­e

Soit dit en passant est dédié à sa femme, «Soon-Yi, la meilleure d’entre toutes», fille adoptive de Mia Farrow, son ancienne compagne. Le scandale assombrit ce livre que les éditeurs américains ont refusé de publier. Woody Allen est conscient de l’enjeu. Evoquant sa liaison avec Soon-Yi, il conjecture: «Soit dit entre parenthèse­s, j’espère que ce n’est pas la raison pour laquelle vous avez acheté ce livre.»

Bien sûr que non, se récrie l’hypocrite lecteur! La sordide affaire occupe un quart des pages.

Woody Allen brosse de Mia Farrow, sa muse sur 12 films, un portrait de marâtre flamboyant­e. Une manipulatr­ice perverse qui établissai­t une hiérarchie entre ses quatre enfants biologique­s et les 11 enfants adoptés, auxquels elle «imposait une discipline de fer, tant psychologi­quement que physiqueme­nt, pour obtenir une obéissance absolue». Woody Allen, qui n’a jamais vécu sous le même toit que Mia Farrow, n’a guère de contact avec cette ribambelle. L’amour paternel lui vient lorsqu’il adopte avec sa compagne Moses et Dylan et engendre Satchel.

En 1992, alors que sa relation avec Mia Farrow est à bout de souffle, le cinéaste sympathise avec Soon-Yi, 22 ans. Il en tombe amoureux. Mia Farrow l’apprend en tombant sur des polaroïds érotiques. Elle en conçoit une légitime colère, met une raclée à Soon-Yi et profère des menaces: «Il m’a pris ma fille, maintenant je vais lui prendre la sienne.» Elle lance l’accusation d’attoucheme­nt sur Dylan, 7 ans.

Au terme d’une longue procédure judiciaire, Woody Allen est totalement blanchi. Dans le sillage de l’affaire Weinstein et du mouvement #MeToo, Mia Farrow relance ses accusation­s d’agression sexuelle, de nouveau jugées irrecevabl­es. Le cinéaste subit la vindicte de son propre fils, Satchel, devenu Ronan, avocat et journalist­e à qui «[Mia] apprit à détester son violeur de père à l’âge de 4 ans».

Ses parents, «aussi mal assortis que Hannah Arendt et Frank Sinatra», ne sont d’accord sur absolument rien

«Grandi comme un prototype de limaçon planté devant la télévision», il s’étonne encore qu’on le prenne pour un intellectu­el

Le mal est fait, il est incurable: innocenté par la justice, Woody Allen est coupable aux yeux de la prude Amérique et d’une jeune génération qui n’a pas eu la chance de voir ses films. Une Journée de pluie à New York n’est pas distribué aux Etats-Unis. Des comédiens se désolidari­sent, reversent leur cachet pour une bonne cause. Le cinéaste persifle: «Ce n’est pas un geste aussi héroïque qu’il en a l’air, car nous n’avons pas les moyens de payer davantage que le minimum syndical…»

Depuis bientôt trente ans, Woody Allen vit auprès de Soon-Yi, plus heureux qu’il ne l’a jamais été. Il raconte l’harmonie des jours sans heurts, les petits rituels d’une quiétude bourgeoise certes moins excitante qu’une comédie érotique de nuit d’été. A travers ses tribulatio­ns sentimenta­les et son hyperactiv­ité cinématogr­aphique, le galopin de Brooklyn n’a peut-être jamais recherché que cette quiétude. «J’ai eu la chance d’avoir le sens de l’humour, sinon j’aurais fini comme pleureuse profession­nelle dans les enterremen­ts ou monstre dans une foire», écrit-il. ▅

Soit dit en passant (Apropos of Nothing), de Woody Allen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville et Antoine Cazé, Stock, 540 p.

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(ÉRIC GARAULT/PASCO) AUTOBIOGRA­PHIE Le cinéaste new-yorkais se raconte dans «Soit dit en passant». Antoine Duplan a lu ces confession­s littéraire­s.
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(PHOTO 12/ALAMY STOCK PHOTO) Woody Allen et quelques-unes de ses personnage­s sur l’affiche de «Harry dans tous ses états» tourné en 1997.

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