Le Traité de Trianon, un siècle de rancoeurs hongroises
Cent ans après la signature de l’accord qui a privé la Hongrie des deux tiers de son territoire historique, le gouvernement de Viktor Orban capitalise sur la défense des minorités magyares de l’étranger
«Si la Hongrie devait choisir entre accepter ou refuser de signer cette paix, cela reviendrait à répondre à la question suivante: vaut-il mieux qu’elle se suicide afin de ne pas être tuée?» Le 16 janvier 1920, dès l’entame des négociations du Traité de Trianon avec les vainqueurs de la Grande Guerre, la phrase prononcée par le comte Apponyi menant la délégation magyare reflète l’ampleur de la punition à venir. Le 4 juin à 16h32, la Hongrie perd 3,3 millions d’habitants d’origine magyare et 71% de territoire en un trait de plume.
Trianon lui ôte aussi son ouverture maritime sur l’Adriatique. Sous l’impulsion du régent Horthy, leader révisionniste de l’entre-deux-guerres, la Hongrie récupère provisoirement le sud de la Slovaquie, la Ruthénie, le nord de la Transylvanie et celui de la Serbie grâce aux deux arbitrages de Vienne (1938, 1940) obtenus par ses alliés allemand et italien. Au lendemain du second conflit mondial, le Traité de Paris (1947) rétablit les frontières de Trianon considérées comme un «diktat» par ses contempteurs.
«Jusqu’en 1945, l’élite politique hongroise mentit constamment à la population en présentant le rétablissement des limites de l’Etat «millénaire» comme une option politique réaliste. Dans les années 1930, le citoyen magyar lambda croyait au scénario», explique l’historien Krisztian Ungvary, enseignant-chercheur à l’Université Karoly Eszterhazy d’Eger. «La chute de la Hongrie historique est la conséquence d’un processus intenable. Son maintien était incompatible avec le droit des peuples à disposer d’euxmêmes», souligne le chercheur.
Dès son retour au pouvoir en 2010, après un premier mandat entre 1998 et 2002, le premier ministre national-conservateur Viktor Orban capitalise sur «l’injustice Trianon», taboue sous le communisme. En plus de la journée de commémoration nationale adoptée par le parlement, le dirigeant fait voter une procédure simplifiée de naturalisation pour les Magyars d’outre-frontières afin de «réunir la nation hongroise».
Aujourd’hui, Orban restaure symboliquement la Grande Hongrie dans les provinces magyares d’antan. Budapest finance des écoles, des logements, des théâtres et des associations en Transylvanie roumaine comptant plus d’un million de magyarophones. L’oligarque favori du régime, Lorinc Meszaros, possède le club de football d’Osijek, ville croate jadis hongroise. L’Etat magyar a acquis un hôtel thermal et construit une académie dédiée au ballon rond à Lendava, localité frontalière sous pavillon slovène.
«Une incitation à la haine»
«Orban utilise la politique mémorielle et le syndrome Trianon, douloureux pour les Hongrois, afin de servir ses propres intérêts», décrypte le politologue Bogdan Goralczyk, ancien diplomate polonais en poste en Hongrie. «Depuis une décennie, le drapeau du Pays sicule, enclave magyarophone de Roumanie, flotte au côté du hongrois sur la façade du parlement. C’est dans cette région qu’Orban présente sa vision chaque été et qu’il a formulé en 2014 son désir de bâtir une démocratie illibérale», précise l’analyste.
Depuis plusieurs semaines, Bucarest et Budapest sortent les poings sur fond de centenaire de Trianon. Fin avril, le président Klaus Iohannis accusait ses adversaires sociaux-démocrates du PSD de «donner la Transylvanie aux Hongrois» après le vote d’une loi sur l’autonomie sicule finalement rejetée au Sénat. Le 11 mai, le parlement hongrois soutenait une résolution condamnant une «incitation à la haine» du président roumain. Deux jours plus tard, l’Assemblée roumaine approuvait une fête nationale honorant la date de Trianon.
Dans la capitale magyare, un monument commémoratif vient d’être achevé non loin du parlement. Sur les murs d’une galerie descendant vers une flamme de la vie, 12000 noms de communes se succèdent jusqu’au foyer du feu encerclé par un bloc de granit fissuré, symbole de la Hongrie éclatée. Le 4 juin, bus, métros et tramways de Budapest s’arrêteront une minute à 16h30 sur décision du maire, demandant également aux habitants de se figer comme en 1920 à l’annonce de la signature du traité.
«Mille ans ne suffiront pas»
«Trianon incarnait un traumatisme si puissant qu’il a été difficile d’en parler pendant très longtemps, d’où le fait que l’Education nationale délaissa cette thématique. Mille années ne suffiront pas à digérer une telle tragédie», pointe l’historienne Maria Schmidt, voix mémorielle du pouvoir chargée d’une campagne publicitaire spéciale centenaire. «Le monde occidental nous considère toujours comme des perdants, alors que Trianon donna naissance à l’Etat-nation hongrois indépendant», développe-t-elle.
Cent ans après la «peine de mort» évoquée par Viktor Orban dans son discours sur l’état de la nation version 2020, la Hongrie continue de choyer la magyarité par-delà les lignes de Trianon. Dans l’un des deux spots estampillés Maria Schmidt, des membres d’une famille quittent Targu Mures (Roumanie), Berehove (Ukraine), Subotica (Serbie) et Sturovo (Slovaquie) afin de retrouver leurs proches dans une résidence près du lac Balaton. Comprenez: il faut plus que des frontières pour séparer les Magyars.
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