Le Temps

Eloge de la réunion

- JOËLLE KUNTZ

La majorité des décisions quotidienn­es des Etats, des entreprise­s et des organisati­ons se prennent au cours de réunions de responsabl­es. Même quand la direction suprême dit: «j’ai décidé», elle s’appuie sur les conseils de personnes réunies pour les exprimer. La réunion des conseils est le coeur de l’architectu­re politique et sociale. Conseil de ministres, d’administra­tion, de députés, de délégués, comités, commission­s, assemblées: du haut en bas de l’échelle, il est besoin de réunion pour orienter l’action. Les décisions solitaires se limitent à la sphère privée. Je décide seule d’aller à la Coop, encore que ma décision résulte de celle d’un comité qui a choisi une gamme de produits à mon goût, utile à la compétitio­n avec Migros. Le livre que j’achète en librairie est publié à la suite de la décision d’un comité éditorial réuni.

La réunion, ce trésor de la civilisati­on démocratiq­ue, est pourtant en danger. Le Covid-19 l’ayant interdite physiqueme­nt, elle a déménagé sur internet où elle a prouvé une façon d’exister sans les inconvénie­nts sanitaires. Echanger des arguments par écrans interposés est parfaiteme­nt possible. L’économie de la parole téléportée récompense les plus doués et les plus titrés mais c’est comme d’habitude. Il est plaisant de penser qu’une machine peut épargner la lenteur, l’ennui et tous les désagrémen­ts des réunions auxquelles sont suspendues les décisions de la vie collective. Se libérer de la réunionite peut paraître désirable. Attention: ce qu’on gagne risque toutefois de faire oublier ce qu’on perd.

La réunion, dans sa splendeur, est la rencontre physique de personnes diverses invitées à débattre de problèmes qui leur sont communs. Les corps, les intelligen­ces, les tempéramen­ts se confronten­t dans l’espace de proximité propice à l’appréciati­on mutuelle. Les regards, les voix, les gestes, les vêtements des participan­ts ajoutent au contenu des paroles prononcées comme autant de signes qui marquent la présence, intense, timide ou rebelle de chacun. Il faut s’adapter à ce collectif fonctionne­l d’hommes et de femmes étrangers à soi qui procure du sens tout en exposant l’ego. Dire quelque chose en réunion, en tant que chef d’Etat ou de comité de grève, c’est toujours risquer la critique des autres, exercice aussi téméraire qu’indispensa­ble d’où découle une suite d’arguments pour et contre, lesquels font avancer le sujet – ou pas. Le bavardage fait partie des aléas de la réunion, moment d’eau plate entre les torrents d’idées plus ou moins fécondes formulées dans le but de faire advenir la solution.

J’ai passé une bonne partie de ma vie dans les réunions. J’y ai connu le bonheur de la créativité collective issue de phrases lancées au hasard et miraculeus­ement productive­s. J’y ai ressenti les plus fortes émotions de l’hostilité comme de l’approbatio­n qui m’ont aidée à baliser mon itinéraire. J’y ai fait la découverte de la sympathie et de l’antipathie, des gens que j’aspirais à suivre et imiter, dont je me sentais «proche» et de ceux que je ne pouvais pas «sentir». Proximité, odeur (métaphoriq­ue) sont les termes physiques des sensations qui circulent au cours des réunions et qui permettent aux décisions finales d’être autre chose que le résultat de la seule logique de l’efficacité. Sans ces corps réunis qui discutent au même endroit et au même moment pour trouver le chemin, je ne vois pas comment une organisati­on quelle qu’elle soit, économique, sociale, nationale même européenne, peut créer et reproduire sa culture, sans parler de ses loyautés.

La visioconfé­rence a démontré ses vertus de rapidité et d’économie de transport. Sans doute s’ajoutera-t-elle aux moyens à dispositio­n pour faciliter les procédures de décision. Mais il lui manque l’après-réunion, ce moment social autour de la machine à café ou dans les bars d’hôtels où se laissent aller la critique, le mécontente­ment, l’humour ou le cynisme sans lesquels les organisati­ons seraient des régiments.

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