«Des doctrines d’investissement ne s’appliquent plus»
Pour Fiona Frick, directrice générale d’Unigestion, certains principes de base de la gestion appris depuis vingt ou trente ans vont évoluer, tandis que d’autres vont rester
Comment traverse-t-on une crise comme celle provoquée par le coronavirus lorsqu’on gère l’argent de caisses de pension et d’autres investisseurs institutionnels? Surtout lorsque certains principes de base de la gestion ont volé en éclats ces derniers mois? Patronne d’Unigestion depuis 2011 (19,7 milliards de dollars d’actifs sous gestion), Fiona Frick explique pourquoi la capacité de résilience d’une entreprise est devenue plus importante que son niveau d’efficience. La spécialiste, qui a participé à une discussion à distance avec des lecteurs du Temps le 7 mai dernier, décrit aussi pourquoi les centaines ou les milliers de milliards injectés dans l’économie mondiale pourraient ne pas se transformer en une dette insoutenable.
En tant que patronne d’Unigestion, vous conseillez ou gérez des capitaux pour des clients comme des fonds de pension. Comment avez-vous traversé cette crise provoquée par le coronavirus? En mars, la violente chute des marchés a créé un sentiment de stupeur. Puis les banques centrales sont intervenues vite et bien pour contenir le risque systémique, ce qui explique le rebond des marchés en avril. En mars, on a atteint un point où le sujet de discussion avec les clients n’était plus l’ampleur de la baisse des portefeuilles. Les clients voulaient savoir si leur portefeuille était liquide, s’il était résilient, si les sociétés dans lesquels ils étaient investis étaient solides.
Comment ajuster l’allocation d’actifs dans ce nouvel environnement? Il faut s’assurer que vous avez des sociétés qui tiendront la route si la récession est plus longue que prévu. Des ratios qui étaient un peu oubliés par les investisseurs sont redevenus centraux, comme le niveau d’endettement ou la couverture des frais financiers. Le Covid-19 a remis en question certaines doctrines en vigueur depuis une quinzaine d’années, comme celle que les entreprises devaient investir pour devenir plus efficientes et pour profiter des taux d’intérêt bas. On disait aussi que la globalisation était une bonne chose. Maintenant, la notion de résilience est beaucoup plus mise en avant.
D’autres paradigmes ont-ils été renversés par la crise actuelle? On constate que la diversification d’actifs n’a pas fonctionné. Aux Etats-Unis, les cinq grandes valeurs technologiques ont fait l’essentiel de la performance du marché, alors que les 95% des autres sociétés n’ont pas performé. Parmi les différentes classes d’actifs, aucune n’a vraiment tenu pendant cette crise. Comment peut-on revisiter la diversification dans un monde où les banques centrales ont pris un poids plus important dans le fonctionnement des marchés? Autre exemple: l’approche dite «value», qui consiste à investir dans des sociétés sous-évaluées sous-performe depuis 2008 et a eu des performances terribles depuis le début de l’année. Actuellement, le différentiel de performance entre l’approche «growth» (croissance) et le «value» atteint un niveau qu’on n’avait pas vu depuis la bulle technologique. Les petites capitalisations sont un autre exemple de thème qui n’a pas marché depuis dix ans. De nombreuses théories qui ont servi de base à l’allocation d’actifs n’ont pas bien fonctionné depuis dix ans.
La crise va-t-elle précipiter l’émergence d’un nouveau monde pour les investissements?
«L’histoire ne se répète pas, mais elle rime», disait Mark Twain. Il ne faut pas tout jeter par la fenêtre. On reprend tous ces principes appris depuis vingt ou trente ans, pour voir lesquels vont rester et lesquels vont évoluer. Nous pensons que la tendance actuelle entre les styles «value» et «growth» va se retourner, à un moment. A l’inverse, il est possible que la théorie qui veut que le but d’une entreprise soit d’augmenter la valeur pour l’actionnaire va évoluer, car elle crée des entreprises qui cherchent l’efficience à tout prix et peuvent se révéler fragiles.
Les marchés actions vont-ils demeurer plus volatils? Historiquement, si vous vouliez investir dans l’économie, vous achetiez le marché des actions. Mais par rapport à son plus haut, le marché actions compte actuellement 40% de titres en moins. C’est le résultat de fusions, de sorties du marché, de la baisse du nombre d’IPO, ou du fait que les entreprises non cotées restent privées plus longtemps. Moins représentatifs de l’économie, les marchés boursiers deviennent de plus en plus volatils, de plus en plus concentrés dans la performance. Il faudrait peut-être allouer davantage de capitaux aux marchés privés, pour avoir accès à tout un réseau d’entreprises qui sont plus innovantes, avec plus de croissance que celles que vous trouverez sur les marchés boursiers classiques. La démocratisation du private equity va se produire.
Les obligations ont-elles joué leur rôle de fournir de la performance sans risque? Les obligations gouvernementales ont beaucoup moins protégé les portefeuilles durant cette correction que dans les autres. Ce qui est normal: quand on part de taux d’intérêt à 2 ou 1%, on ne peut pas autant protéger que lorsqu’on part de 4 ou 5%, comme dans les autres crises. Historiquement, les obligations gouvernementales offraient un rendement sans risque et une protection: ses deux options ne vont plus être compatibles. On peut acheter une obligation car on pense qu’elle vous protégera mais ça va coûter quelque chose. Elle devient une assurance, pas une prime de risque.
Avec les plans de soutien en dizaines ou centaines de milliards lancés dans le monde, le niveau de dette publique va exploser. Risquet-il de devenir insoutenable? Il faut se souvenir que, dans les années 1930, le président américain Herbert Hoover avait choisi l’austérité, au lieu d’augmenter la dette. Le ratio de dette/PIB a néanmoins augmenté, car le PIB a tellement baissé que l’endettement par rapport à l’économie a progressé. Son successeur à la Maison-Blanche, Franklin Delano Roosevelt, a lancé le New Deal à partir de 1933. La dette publique a augmenté, mais l’économie américaine est repartie, donc le rapport dette/PIB est devenu moins important que sous Hoover. Pour en revenir à 2020, si la dette créée permet de relancer l’économie, elle sera gérable, d’autant que les taux d’intérêt sont bas.
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«Des ratios un peu oubliés sont redevenus centraux, comme le niveau d’endettement ou la couverture des frais financiers»