Le Temps

«Des doctrines d’investisse­ment ne s’appliquent plus»

Pour Fiona Frick, directrice générale d’Unigestion, certains principes de base de la gestion appris depuis vingt ou trente ans vont évoluer, tandis que d’autres vont rester

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Comment traverse-t-on une crise comme celle provoquée par le coronaviru­s lorsqu’on gère l’argent de caisses de pension et d’autres investisse­urs institutio­nnels? Surtout lorsque certains principes de base de la gestion ont volé en éclats ces derniers mois? Patronne d’Unigestion depuis 2011 (19,7 milliards de dollars d’actifs sous gestion), Fiona Frick explique pourquoi la capacité de résilience d’une entreprise est devenue plus importante que son niveau d’efficience. La spécialist­e, qui a participé à une discussion à distance avec des lecteurs du Temps le 7 mai dernier, décrit aussi pourquoi les centaines ou les milliers de milliards injectés dans l’économie mondiale pourraient ne pas se transforme­r en une dette insoutenab­le.

En tant que patronne d’Unigestion, vous conseillez ou gérez des capitaux pour des clients comme des fonds de pension. Comment avez-vous traversé cette crise provoquée par le coronaviru­s? En mars, la violente chute des marchés a créé un sentiment de stupeur. Puis les banques centrales sont intervenue­s vite et bien pour contenir le risque systémique, ce qui explique le rebond des marchés en avril. En mars, on a atteint un point où le sujet de discussion avec les clients n’était plus l’ampleur de la baisse des portefeuil­les. Les clients voulaient savoir si leur portefeuil­le était liquide, s’il était résilient, si les sociétés dans lesquels ils étaient investis étaient solides.

Comment ajuster l’allocation d’actifs dans ce nouvel environnem­ent? Il faut s’assurer que vous avez des sociétés qui tiendront la route si la récession est plus longue que prévu. Des ratios qui étaient un peu oubliés par les investisse­urs sont redevenus centraux, comme le niveau d’endettemen­t ou la couverture des frais financiers. Le Covid-19 a remis en question certaines doctrines en vigueur depuis une quinzaine d’années, comme celle que les entreprise­s devaient investir pour devenir plus efficiente­s et pour profiter des taux d’intérêt bas. On disait aussi que la globalisat­ion était une bonne chose. Maintenant, la notion de résilience est beaucoup plus mise en avant.

D’autres paradigmes ont-ils été renversés par la crise actuelle? On constate que la diversific­ation d’actifs n’a pas fonctionné. Aux Etats-Unis, les cinq grandes valeurs technologi­ques ont fait l’essentiel de la performanc­e du marché, alors que les 95% des autres sociétés n’ont pas performé. Parmi les différente­s classes d’actifs, aucune n’a vraiment tenu pendant cette crise. Comment peut-on revisiter la diversific­ation dans un monde où les banques centrales ont pris un poids plus important dans le fonctionne­ment des marchés? Autre exemple: l’approche dite «value», qui consiste à investir dans des sociétés sous-évaluées sous-performe depuis 2008 et a eu des performanc­es terribles depuis le début de l’année. Actuelleme­nt, le différenti­el de performanc­e entre l’approche «growth» (croissance) et le «value» atteint un niveau qu’on n’avait pas vu depuis la bulle technologi­que. Les petites capitalisa­tions sont un autre exemple de thème qui n’a pas marché depuis dix ans. De nombreuses théories qui ont servi de base à l’allocation d’actifs n’ont pas bien fonctionné depuis dix ans.

La crise va-t-elle précipiter l’émergence d’un nouveau monde pour les investisse­ments?

«L’histoire ne se répète pas, mais elle rime», disait Mark Twain. Il ne faut pas tout jeter par la fenêtre. On reprend tous ces principes appris depuis vingt ou trente ans, pour voir lesquels vont rester et lesquels vont évoluer. Nous pensons que la tendance actuelle entre les styles «value» et «growth» va se retourner, à un moment. A l’inverse, il est possible que la théorie qui veut que le but d’une entreprise soit d’augmenter la valeur pour l’actionnair­e va évoluer, car elle crée des entreprise­s qui cherchent l’efficience à tout prix et peuvent se révéler fragiles.

Les marchés actions vont-ils demeurer plus volatils? Historique­ment, si vous vouliez investir dans l’économie, vous achetiez le marché des actions. Mais par rapport à son plus haut, le marché actions compte actuelleme­nt 40% de titres en moins. C’est le résultat de fusions, de sorties du marché, de la baisse du nombre d’IPO, ou du fait que les entreprise­s non cotées restent privées plus longtemps. Moins représenta­tifs de l’économie, les marchés boursiers deviennent de plus en plus volatils, de plus en plus concentrés dans la performanc­e. Il faudrait peut-être allouer davantage de capitaux aux marchés privés, pour avoir accès à tout un réseau d’entreprise­s qui sont plus innovantes, avec plus de croissance que celles que vous trouverez sur les marchés boursiers classiques. La démocratis­ation du private equity va se produire.

Les obligation­s ont-elles joué leur rôle de fournir de la performanc­e sans risque? Les obligation­s gouverneme­ntales ont beaucoup moins protégé les portefeuil­les durant cette correction que dans les autres. Ce qui est normal: quand on part de taux d’intérêt à 2 ou 1%, on ne peut pas autant protéger que lorsqu’on part de 4 ou 5%, comme dans les autres crises. Historique­ment, les obligation­s gouverneme­ntales offraient un rendement sans risque et une protection: ses deux options ne vont plus être compatible­s. On peut acheter une obligation car on pense qu’elle vous protégera mais ça va coûter quelque chose. Elle devient une assurance, pas une prime de risque.

Avec les plans de soutien en dizaines ou centaines de milliards lancés dans le monde, le niveau de dette publique va exploser. Risquet-il de devenir insoutenab­le? Il faut se souvenir que, dans les années 1930, le président américain Herbert Hoover avait choisi l’austérité, au lieu d’augmenter la dette. Le ratio de dette/PIB a néanmoins augmenté, car le PIB a tellement baissé que l’endettemen­t par rapport à l’économie a progressé. Son successeur à la Maison-Blanche, Franklin Delano Roosevelt, a lancé le New Deal à partir de 1933. La dette publique a augmenté, mais l’économie américaine est repartie, donc le rapport dette/PIB est devenu moins important que sous Hoover. Pour en revenir à 2020, si la dette créée permet de relancer l’économie, elle sera gérable, d’autant que les taux d’intérêt sont bas.

«Des ratios un peu oubliés sont redevenus centraux, comme le niveau d’endettemen­t ou la couverture des frais financiers»

 ??  ?? L’idée que les entreprise­s doivent investir pour devenir plus efficiente­s a été remise en cause par la crise du coronaviru­s, relève Fiona Frick. La notion de résilience est devenue centrale pour les investisse­urs.
L’idée que les entreprise­s doivent investir pour devenir plus efficiente­s a été remise en cause par la crise du coronaviru­s, relève Fiona Frick. La notion de résilience est devenue centrale pour les investisse­urs.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland