Le Temps

L’impôt sur la fortune, passion républicai­ne

- RICHARD WERLY @LTwerly

A tout seigneur, tout honneur: c'est à l'économiste vedette Thomas Piketty – que nous interrogio­ns dans Le Temps en septembre 2019 – que revient le soin de mener la charge: «Oui, il faut s'inspirer des leçons de l'histoire et taxer les hauts patrimoine­s privés, comme en Allemagne ou au Japon après la Seconde Guerre mondiale», déclarait fin avril à France Inter l'auteur de Capital et idéologie. Quelques jours avant, le ministre du Budget Gérald Darmanin, issu de la droite et candidat presque déclaré au poste de premier ministre, avait rallumé le feu de l'impôt de solidarité sur la fortune, abrogé au 1er janvier 2018, en appelant les Français les mieux dotés à «faire des dons» pour remettre à flot les entreprise­s. En route pour l'unanimité fiscale: pour sauver le pays assommé par le méchant virus, rien de tel qu'une ponction, volontaire ou non, sur les plus hauts revenus…

Un tel retour en force de l'ISF n'a rien de surprenant. Dès sa création, en 1982, cette taxe initialeme­nt nommée «Impôt sur les grandes fortunes» a pour mission de mettre les horloges fiscales à l'heure de l'union de la gauche, alors que François Mitterrand, élu en mai 1981, a fait entrer le Parti communiste au gouverneme­nt. La suite, à savoir son maintien sous tous les présidents suivants, s'explique de la même façon: la richesse étant par définition suspecte dans cette France empreinte de culture catholique où l'Etat (royal, impérial puis républicai­n) doit toujours être rassasié – «Qu'ils chantent, pourvu qu'ils paient», répétait le Cardinal Mazarin, lorsqu'il créa en 1644 un impôt pour la noblesse au nom de Louis XIV… âgé de 6 ans – le patrimoine individuel est une denrée fort difficile à protéger. Surtout s'il est le résultat du commerce mondialisé: 65% des Français, soit le record européen, ne jugeaient-ils pas impératif en mars 2020, selon un sondage Yougov pour Le Figaro, de «limiter la mondialisa­tion», contre 43% en Suisse et en Allemagne, et 35% au Royaume-Uni?

Emmanuel Macron, de son côté, peut trouver le moment opportun pour défaire ce qui lui fut tant reproché en septembre 2017, lors de la transforma­tion de l'impôt de solidarité sur la fortune (4,2 milliards d'euros de recettes en 2017) en impôt sur la seule fortune immobilièr­e (IFI, 1,3 milliard d'euros en 2018). Le président du «en même temps» peut se targuer, d'abord, d'être passé à l'acte. Il peut, ensuite, arguer des circonstan­ces exceptionn­elles, alors que le déficit de la sécurité sociale pourrait dépasser les 50 milliards d'euros en 2020. Autre tremplin pour retourner à la case ISF: la main tendue par les plus riches depuis le début de la crise. Bernard Arnault (LVMH), Martin Bouygues (patron du groupe de constructi­on et de télécoms du même nom), François Pinault (Kering), tous milliardai­res «made in France» emblématiq­ues, ont multiplié les initiative­s de solidarité durant la guerre sanitaire déclenchée par l'Elysée le 17 mars. Fabricatio­n de masques et de gel hydroalcoo­lique, mise à dispositio­n de leurs antennes commercial­es en Chine pour acquérir masques et respirateu­rs… Pourquoi donc, alors que le séisme économique ébranle l'Hexagone à peine déconfiné, ne pas mettre la main au portefeuil­le?

L'autre calendrier favorable à un rétablisse­ment de l'ISF est bien sûr électoral. Les présidenti­elles d'avril-mai 2022 approchent. Avec, dans le collimateu­r du locataire de l'Elysée, les voix de ce centre gauche et de ces classes moyennes éduquées urbaines qui le portèrent au pouvoir et exigent des «symboles» pour justifier un second vote Macron. Une attente que le nouveau conseil économique présidenti­el (huit Français, huit Européens, huit Américains), intronisé vendredi 29 mai, aura d'autant moins de scrupules à satisfaire que certains de ses ténors – dont l'économiste américain Paul Krugman, avocat de longue date d'une taxation des plus riches ou le Français Daniel Cohen, persuadé que la suppressio­n de l'ISF est le «boulet du macronisme» – croient aux vertus d'une fiscalité plus lourde sur le patrimoine.

Il ne reste donc plus qu'à lever deux obstacles: l'opposition de la droite gouverneme­ntale (le premier ministre Edouard Philippe et le ministre des Finances Bruno Le Maire préfèrent miser sur une plus grande taxation des géants d'internet), et l'impact «médiatique» qu'un retour de l'ISF pourrait avoir sur les investisse­ments étrangers (la France, en 2019, en détenait le record européen). La bourgeoise française, elle, peut s'inquiéter: plus personne, en cette période de passion égalitaire à la sauce Covid, ne semble décidé à la défendre.

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