L’impôt sur la fortune, passion républicaine
A tout seigneur, tout honneur: c'est à l'économiste vedette Thomas Piketty – que nous interrogions dans Le Temps en septembre 2019 – que revient le soin de mener la charge: «Oui, il faut s'inspirer des leçons de l'histoire et taxer les hauts patrimoines privés, comme en Allemagne ou au Japon après la Seconde Guerre mondiale», déclarait fin avril à France Inter l'auteur de Capital et idéologie. Quelques jours avant, le ministre du Budget Gérald Darmanin, issu de la droite et candidat presque déclaré au poste de premier ministre, avait rallumé le feu de l'impôt de solidarité sur la fortune, abrogé au 1er janvier 2018, en appelant les Français les mieux dotés à «faire des dons» pour remettre à flot les entreprises. En route pour l'unanimité fiscale: pour sauver le pays assommé par le méchant virus, rien de tel qu'une ponction, volontaire ou non, sur les plus hauts revenus…
Un tel retour en force de l'ISF n'a rien de surprenant. Dès sa création, en 1982, cette taxe initialement nommée «Impôt sur les grandes fortunes» a pour mission de mettre les horloges fiscales à l'heure de l'union de la gauche, alors que François Mitterrand, élu en mai 1981, a fait entrer le Parti communiste au gouvernement. La suite, à savoir son maintien sous tous les présidents suivants, s'explique de la même façon: la richesse étant par définition suspecte dans cette France empreinte de culture catholique où l'Etat (royal, impérial puis républicain) doit toujours être rassasié – «Qu'ils chantent, pourvu qu'ils paient», répétait le Cardinal Mazarin, lorsqu'il créa en 1644 un impôt pour la noblesse au nom de Louis XIV… âgé de 6 ans – le patrimoine individuel est une denrée fort difficile à protéger. Surtout s'il est le résultat du commerce mondialisé: 65% des Français, soit le record européen, ne jugeaient-ils pas impératif en mars 2020, selon un sondage Yougov pour Le Figaro, de «limiter la mondialisation», contre 43% en Suisse et en Allemagne, et 35% au Royaume-Uni?
Emmanuel Macron, de son côté, peut trouver le moment opportun pour défaire ce qui lui fut tant reproché en septembre 2017, lors de la transformation de l'impôt de solidarité sur la fortune (4,2 milliards d'euros de recettes en 2017) en impôt sur la seule fortune immobilière (IFI, 1,3 milliard d'euros en 2018). Le président du «en même temps» peut se targuer, d'abord, d'être passé à l'acte. Il peut, ensuite, arguer des circonstances exceptionnelles, alors que le déficit de la sécurité sociale pourrait dépasser les 50 milliards d'euros en 2020. Autre tremplin pour retourner à la case ISF: la main tendue par les plus riches depuis le début de la crise. Bernard Arnault (LVMH), Martin Bouygues (patron du groupe de construction et de télécoms du même nom), François Pinault (Kering), tous milliardaires «made in France» emblématiques, ont multiplié les initiatives de solidarité durant la guerre sanitaire déclenchée par l'Elysée le 17 mars. Fabrication de masques et de gel hydroalcoolique, mise à disposition de leurs antennes commerciales en Chine pour acquérir masques et respirateurs… Pourquoi donc, alors que le séisme économique ébranle l'Hexagone à peine déconfiné, ne pas mettre la main au portefeuille?
L'autre calendrier favorable à un rétablissement de l'ISF est bien sûr électoral. Les présidentielles d'avril-mai 2022 approchent. Avec, dans le collimateur du locataire de l'Elysée, les voix de ce centre gauche et de ces classes moyennes éduquées urbaines qui le portèrent au pouvoir et exigent des «symboles» pour justifier un second vote Macron. Une attente que le nouveau conseil économique présidentiel (huit Français, huit Européens, huit Américains), intronisé vendredi 29 mai, aura d'autant moins de scrupules à satisfaire que certains de ses ténors – dont l'économiste américain Paul Krugman, avocat de longue date d'une taxation des plus riches ou le Français Daniel Cohen, persuadé que la suppression de l'ISF est le «boulet du macronisme» – croient aux vertus d'une fiscalité plus lourde sur le patrimoine.
Il ne reste donc plus qu'à lever deux obstacles: l'opposition de la droite gouvernementale (le premier ministre Edouard Philippe et le ministre des Finances Bruno Le Maire préfèrent miser sur une plus grande taxation des géants d'internet), et l'impact «médiatique» qu'un retour de l'ISF pourrait avoir sur les investissements étrangers (la France, en 2019, en détenait le record européen). La bourgeoise française, elle, peut s'inquiéter: plus personne, en cette période de passion égalitaire à la sauce Covid, ne semble décidé à la défendre.
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