Les banlieues françaises au risque de «l’effet Floyd»
Alors que les émeutes et manifestations se poursuivent aux Etats-Unis, à la suite de la mort de George Floyd à Minneapolis, les violences policières sont aussi dénoncées dans les banlieues françaises
George Floyd à Minneapolis. Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise. Mardi soir, devant la tour de verre du Palais de justice de Paris, les deux noms se trouvaient côte à côte, écrits sur les banderoles et graffités sur les murs. Une comparaison soutenue par une dizaine de milliers de manifestants, pour qui policiers américains et français sont coupables de violences comparables. La suite à Paris? Des dégradations de mobilier urbain et une montée de tensions qui conduit aujourd'hui les forces de l'ordre à redouter une explosion des quartiers difficiles, comme celle survenue en 2005, à la suite de la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés après avoir trouvé refuge dans un poste d'EDF pour échapper à un contrôle de police. Les deux policiers concernés ont été relaxés en 2016, la justice estimant qu'ils n'avaient pas eu conscience d'un «péril grave» pour les fuyards.
«Il y a bien un effet Floyd dans nos banlieues, alimenté par les images d'émeutes en provenance des Etats-Unis. Mais d'autres facteurs plaident ici pour l'apaisement, juge un ancien enquêteur de la DCRI, les services de renseignement intérieur. Le premier est l'aide sociale massive, qui reste un amortisseur de conflits. Le second est la crise actuelle liée à l'épidémie de Covid-19 et au confinement. Entre le 17 mars et le 2 juin, où les commerces ont commencé à rouvrir, la vie économique s'est arrêtée. La priorité, pour tous, y compris pour les trafiquants de stupéfiants, est de revenir à la normale, pas de remettre le feu pour voir ensuite débarquer les flics en masse. Il n'y a pas, comme aux EtatsUnis avec Trump, ce sentiment d'un pouvoir qui en veut à une communauté.»
Autre élément de pondération en France: les investigations post-bavures. L'affaire Adama Traoré est de ce point de vue emblématique. Mort à 24 ans le 19 juillet 2016 d'un arrêt cardiaque à la gendarmerie de Persan, proche de Beaumont-sur-Oise (Vald'Oise), le jeune homme – coupable de petits délits et poursuivi parce qu'il tentait d'éviter un contrôle avec son frère aîné, recherché – est devenu une icône, notamment grâce à l'action de sa soeur, Assa. Les quatre expertises et contre-expertises médicales n'ont en revanche jamais pu établir de manière claire la responsabilité des policiers, qui avaient effectué sur lui un placage ventral. Une ultime expertise, demandée après la réouverture de l'instruction en mars 2019 et rendue publique en mai 2020, a de nouveau dédouané les gendarmes. Même si la famille la conteste, et que les milliers de manifestants de mardi ont de nouveau demandé «justice pour Adama», les circonstances sont donc bien moins accablantes qu'à Minneapolis, où l'interpellation meurtrière de George Floyd a été filmée.
Bertrand Soubelet est général de gendarmerie, auteur de Sans autorité, quelle liberté? (Ed. de l'Observatoire). Il s'inquiétait, en avril, des conséquences du confinement sur les quartiers difficiles: «Le risque, c'est la confrontation qui tourne mal en période de quadrillage policier. L'avantage, c'est que l'épidémie tétanise aussi ceux qui voudraient s'en prendre à la police.» Résultat, après deux mois de verrouillage, durant lesquels le Ministère de l'intérieur avait donné consigne aux forces de l'ordre de ne pas «entrer en contact avec les perturbateurs»? «Quelques abcès de fixation comme à Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine) où un jeune motard sans casque a été blessé le 18 avril dans un accident avec une voiture de police. Des rodéos urbains. Une marche blanche a aussi eu lieu à Argenteuil après le décès d'un autre jeune motard. Mais pas de révolte. Macron n'est pas perçu comme le protecteur des abus policiers», complète un élu local de Seine-Saint-Denis. La condamnation de deux policiers à de la prison ferme à Marseille, le 7 mai, pour avoir violenté un migrant montre aussi un portrait contrasté. Explication plus nuancée de Gérald Pandelon, avocat et spécialiste de la grande criminalité interrogé par Le Journal du Dimanche: «En France, on continue d'acheter la paix sociale. Les émeutes de 2005 ont montré aux pouvoirs publics qu'il faut apprendre à fermer les yeux et à laisser un espace aux manifestants, même s'il y a un peu de casse.»
Les policiers français se sont aussi adaptés. Leurs syndicats les défendent lorsqu'ils sont attaqués dans les médias. L'intervention récente à la télévision de la chanteuse Camélia Jordana, petite-fille d'immigrés algériens, accusant la police de «massacrer des hommes et des femmes» a provoqué une riposte sans merci basée sur son profil de fille de famille privilégiée, choisie par la République pour chanter lors de l'hommage aux victimes du 13 novembre 2015. «Le buzz anti-flics est un business. Elle l'incarne jusqu'à la caricature», dénonce le champion de boxe thaïe Patrice Quarteron, qui a grandi à Grigny (Essonne), là où une voiture de police a été incendiée en octobre 2016. Mais en coulisses, les syndicalistes policiers admettent que ce débat public a ses avantages. «C'est dur à vivre, estime l'un d'eux, mais c'est une soupape. Les gens se disent que les flics ne sont pas au-dessus des lois.»
Idem pour le film Les Misérables, du réalisateur Ladj Ly, enfant de Montfermeil, nominé aux Oscars 2020. Cette histoire d'une bavure qui met le feu à une cité a été dénoncée comme «insoutenable» par les représentants des forces de l'ordre. Sauf que l'action du cinéaste, dans ces quartiers, a été autrement vécue: «Le film montre une situation qui a existé, que je ne renie pas, que nous avons vécue mais quinze ans après, nous en sommes à un tout autre stade», pronostiquait en février, devant nous, le maire de la commune, Xavier Lemoine. Bien avant «l'effet Floyd»…
▅
«Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis avec Trump, ce sentiment d’un pouvoir qui en veut à une communauté»
UN ANCIEN ENQUÊTEUR DE LA DCRI