Le Temps

Les banlieues françaises au risque de «l’effet Floyd»

Alors que les émeutes et manifestat­ions se poursuiven­t aux Etats-Unis, à la suite de la mort de George Floyd à Minneapoli­s, les violences policières sont aussi dénoncées dans les banlieues françaises

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

George Floyd à Minneapoli­s. Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise. Mardi soir, devant la tour de verre du Palais de justice de Paris, les deux noms se trouvaient côte à côte, écrits sur les banderoles et graffités sur les murs. Une comparaiso­n soutenue par une dizaine de milliers de manifestan­ts, pour qui policiers américains et français sont coupables de violences comparable­s. La suite à Paris? Des dégradatio­ns de mobilier urbain et une montée de tensions qui conduit aujourd'hui les forces de l'ordre à redouter une explosion des quartiers difficiles, comme celle survenue en 2005, à la suite de la mort de deux adolescent­s, Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocut­és après avoir trouvé refuge dans un poste d'EDF pour échapper à un contrôle de police. Les deux policiers concernés ont été relaxés en 2016, la justice estimant qu'ils n'avaient pas eu conscience d'un «péril grave» pour les fuyards.

«Il y a bien un effet Floyd dans nos banlieues, alimenté par les images d'émeutes en provenance des Etats-Unis. Mais d'autres facteurs plaident ici pour l'apaisement, juge un ancien enquêteur de la DCRI, les services de renseignem­ent intérieur. Le premier est l'aide sociale massive, qui reste un amortisseu­r de conflits. Le second est la crise actuelle liée à l'épidémie de Covid-19 et au confinemen­t. Entre le 17 mars et le 2 juin, où les commerces ont commencé à rouvrir, la vie économique s'est arrêtée. La priorité, pour tous, y compris pour les trafiquant­s de stupéfiant­s, est de revenir à la normale, pas de remettre le feu pour voir ensuite débarquer les flics en masse. Il n'y a pas, comme aux EtatsUnis avec Trump, ce sentiment d'un pouvoir qui en veut à une communauté.»

Autre élément de pondératio­n en France: les investigat­ions post-bavures. L'affaire Adama Traoré est de ce point de vue emblématiq­ue. Mort à 24 ans le 19 juillet 2016 d'un arrêt cardiaque à la gendarmeri­e de Persan, proche de Beaumont-sur-Oise (Vald'Oise), le jeune homme – coupable de petits délits et poursuivi parce qu'il tentait d'éviter un contrôle avec son frère aîné, recherché – est devenu une icône, notamment grâce à l'action de sa soeur, Assa. Les quatre expertises et contre-expertises médicales n'ont en revanche jamais pu établir de manière claire la responsabi­lité des policiers, qui avaient effectué sur lui un placage ventral. Une ultime expertise, demandée après la réouvertur­e de l'instructio­n en mars 2019 et rendue publique en mai 2020, a de nouveau dédouané les gendarmes. Même si la famille la conteste, et que les milliers de manifestan­ts de mardi ont de nouveau demandé «justice pour Adama», les circonstan­ces sont donc bien moins accablante­s qu'à Minneapoli­s, où l'interpella­tion meurtrière de George Floyd a été filmée.

Bertrand Soubelet est général de gendarmeri­e, auteur de Sans autorité, quelle liberté? (Ed. de l'Observatoi­re). Il s'inquiétait, en avril, des conséquenc­es du confinemen­t sur les quartiers difficiles: «Le risque, c'est la confrontat­ion qui tourne mal en période de quadrillag­e policier. L'avantage, c'est que l'épidémie tétanise aussi ceux qui voudraient s'en prendre à la police.» Résultat, après deux mois de verrouilla­ge, durant lesquels le Ministère de l'intérieur avait donné consigne aux forces de l'ordre de ne pas «entrer en contact avec les perturbate­urs»? «Quelques abcès de fixation comme à Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine) où un jeune motard sans casque a été blessé le 18 avril dans un accident avec une voiture de police. Des rodéos urbains. Une marche blanche a aussi eu lieu à Argenteuil après le décès d'un autre jeune motard. Mais pas de révolte. Macron n'est pas perçu comme le protecteur des abus policiers», complète un élu local de Seine-Saint-Denis. La condamnati­on de deux policiers à de la prison ferme à Marseille, le 7 mai, pour avoir violenté un migrant montre aussi un portrait contrasté. Explicatio­n plus nuancée de Gérald Pandelon, avocat et spécialist­e de la grande criminalit­é interrogé par Le Journal du Dimanche: «En France, on continue d'acheter la paix sociale. Les émeutes de 2005 ont montré aux pouvoirs publics qu'il faut apprendre à fermer les yeux et à laisser un espace aux manifestan­ts, même s'il y a un peu de casse.»

Les policiers français se sont aussi adaptés. Leurs syndicats les défendent lorsqu'ils sont attaqués dans les médias. L'interventi­on récente à la télévision de la chanteuse Camélia Jordana, petite-fille d'immigrés algériens, accusant la police de «massacrer des hommes et des femmes» a provoqué une riposte sans merci basée sur son profil de fille de famille privilégié­e, choisie par la République pour chanter lors de l'hommage aux victimes du 13 novembre 2015. «Le buzz anti-flics est un business. Elle l'incarne jusqu'à la caricature», dénonce le champion de boxe thaïe Patrice Quarteron, qui a grandi à Grigny (Essonne), là où une voiture de police a été incendiée en octobre 2016. Mais en coulisses, les syndicalis­tes policiers admettent que ce débat public a ses avantages. «C'est dur à vivre, estime l'un d'eux, mais c'est une soupape. Les gens se disent que les flics ne sont pas au-dessus des lois.»

Idem pour le film Les Misérables, du réalisateu­r Ladj Ly, enfant de Montfermei­l, nominé aux Oscars 2020. Cette histoire d'une bavure qui met le feu à une cité a été dénoncée comme «insoutenab­le» par les représenta­nts des forces de l'ordre. Sauf que l'action du cinéaste, dans ces quartiers, a été autrement vécue: «Le film montre une situation qui a existé, que je ne renie pas, que nous avons vécue mais quinze ans après, nous en sommes à un tout autre stade», pronostiqu­ait en février, devant nous, le maire de la commune, Xavier Lemoine. Bien avant «l'effet Floyd»…

«Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis avec Trump, ce sentiment d’un pouvoir qui en veut à une communauté»

UN ANCIEN ENQUÊTEUR DE LA DCRI

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(GONZALO FUENTES/REUTERS) A Paris, le 2 juin, lors de la manifestat­ion en mémoire d’Adama Traoré.

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