Comment regarder un (vieux) match de football
Cinquante ans après, la RTS rediffuse dimanche une affiche mythique: Brésil-Italie, finale de la Coupe du monde 1970. Mais le football, qui aime tant se penser comme une culture, peine à revoir ses grands classiques
Le dimanche 14 juin, le quart de finale de Coupe de Suisse entre le Lausanne-Sport et le FC Bâle marquera le retour du football de compétition en Suisse et mettra fin à une disette de trois mois de sport en direct à la télévision. Pour les téléspectateurs les plus accros, le sevrage a été brutal et la prescription de rediffusions en guise de méthadone un échec. Les audiences ont été décevantes.
Le sport, c’est vrai, se vit surtout en direct. Aucun autre spectacle vivant ne peut offrir un tel suspens, ni ouvrir autant le champ des possibles. Il se conjugue aussi très bien au futur, l’avantmatch est à l’amateur de football ce que la montée d’escalier est à l’amoureux: une ascension vers le plaisir. Mais ces moments ont la durée de vie d’un soufflé, très vite tout retombe. On peut relire Les Misérables, ressortir régulièrement Lawrence d’Arabie, alors que le football, qui aime tant se penser comme une culture, peine à revoir ses grands classiques.
La RTS persévère pourtant et propose, à partir du dimanche 7 juin, de revoir les finales de Coupe du monde. Brésil-Italie 1970 ce week-end, puis Pays-Bas-RFA 1974 le samedi 13 juin, Italie-RFA 1982 le 20 juin et Argentine-RFA 1986 le 27 juin. «Nous avions prévu de lancer à la mi-juin une série d’émissions autour de ces finales, explique Philippe von Burg, rédacteur en chef adjoint du service des sports de la RTS. Le but aurait été de présenter ces archives en les accompagnant, en invitant des témoins. La reprise du championnat nous ramène à notre priorité, le direct et le local, mais puisque nos documentalistes avaient fait le travail, nous avons décidé de rediffuser ces finales.»
Six minutes perdues à Buenos Aires
La RTS, qui s’appelait TSR lorsqu’elle diffusait ces vieux matchs, n’a pas eu trop de problèmes à obtenir les droits de rediffusion auprès de la FIFA. De part et d’autre, il y avait la volonté de combler un vide et de faire partager ce patrimoine. La vraie difficulté fut technique. «Des archives peuvent être perdues, d’autres pas encore numérisées ou en cours de traitement, reprend Philippe von Burg. D’autres encore n’ont pas été très bien conservées. Ainsi, nous avons la finale Argentine-PaysBas de 1978 mais sans le son et la première mi-temps ne dure que 39 minutes…»
La chaîne hésite encore à diffuser ce dernier match. Mais tous seront présentés comme des morceaux d’histoire, des documents bruts livrés avec leurs imperfections. «Le Brésil-Italie a du grain, un format différent, aucun accompagnement graphique, pas même le chronomètre 1970, et la voix de Jean-Jacques Tillmann donne parfois l’impression de tourner au ralenti», prévient Philippe von
Burg, qui avoue avoir pris «un énorme plaisir à en voir quelques séquences».
Ce ne sera peut-être pas le cas des plus jeunes, habitués à une réalisation plus dynamique, à la profusion de ralentis et de statistiques, mais aussi aux courses dans tous les sens, aux pelouses parfaites et au gegenpressing. Ceux-là seraient inspirés de regarder autre chose: la puissance musculaire de Pelé (même s’il
court peu), l’abondance de dribbles, la symphonie collective sur le but de Carlos Alberto, la très grande variété de techniques de frappe et donc de trajectoires de balle, les permutations et les montées des latéraux, déjà. Et puis les à-côtés: la modestie des bancs, les ramasseurs de balle assis dans l’herbe, le commentateur qui ne craint pas de dire qu’il n’a pas bien vu.
Ce Brésil-Italie n’avait pas été considéré, à l’époque, comme une grande finale. Le Journal de Genève déplorait les trop nombreuses contestations et pertes de temps, tandis que L’Equipe regrettait qu’un Brésil trop sûr de sa force ne fût jamais mis en difficulté par une Italie trop prudente. Les comptes rendus de match décrivaient, comme il était d’usage, la météo (temps lourd et orageux), l’état de la pelouse (touffue puis glissante) et l’arbitrage (correct dans l’ensemble). On ne rappelait plus, parce que c’était la fin du tournoi, que l’on jouait à 2800 mètres d’altitude.
Aujourd’hui, ce match est un mythe. Peut-être à cause de la retransmission en couleurs (une première), mais plus sûrement parce que la plus belle équipe avait gagné, ce qui n’est pas arrivé si souvent. Brésil-Italie avait succédé à plusieurs matchs d’anthologie: Angleterre-Brésil en poule (le meilleur souvenir de Jean-Jacques Tillmann), Angleterre-Allemagne en quart de finale, puis Allemagne-Italie en demi-finale.
Brésil-Italie est le triomphe ultime de Pelé. Le plus grand joueur survole la plus grande des compétitions et ça aussi, c’est rare. Seul Maradona fera aussi bien (et peut-être mieux, car dans un contexte plus difficile) en 1986, encore au Mexique. Pelé est si brillant dans cette Coupe du monde que même ses échecs éblouissent le monde: il manque de lober le gardien tchécoslovaque Ivo Viktor, sa tête smashée contre l’Angleterre permet à Gordon Banks de réaliser «l’arrêt du siècle», sa feinte de corps abuse le gardien uruguayen Mazurkiewicz mais, trop excentré par ce magistral «grand pont», il ne parvient pas à cadrer le but vide. Marquera-t-il contre l’Italie? Ne comptez pas sur nous pour divulgâcher.
Aujourd’hui, ce match est un mythe parce que la plus belle équipe a gagné, ce qui n’est pas arrivé si souvent