Le Temps

Vous avez dit «retour à la normalité»?!

- DIRECTEUR DU CENTRE DE COMPÉTENCE EN FINANCE DURABLE DE L’UNIVERSITÉ DE ZURICH MARC CHESNEY

Les embouteill­ages, l'air saturé de CO2, la vie frénétique, les déplacemen­ts incessants en avion… tout cela nous a tant manqué!

Le Covid-19 a mis l'économie KO pendant presque trois mois, et maintenant la «fête» devrait reprendre: destructio­n des espèces animales à grande échelle (environ les deux tiers ont déjà disparu), déforestat­ion, pollution, réchauffem­ent climatique et inégalités sociales tant extrêmes qu'insensées! Et si nos bronches venaient à être infectées par des virus à répétition, ou par l'utilisatio­n intensive et irresponsa­ble des énergies fossiles, eh bien qu'à cela ne tienne, il suffirait, d'après le brillantis­sime président des Etats-Unis, d'ingurgiter quelques doses d'eau de

Javel pour réparer ce dégât collatéral! A l'heure où le patient zéro est toujours recherché, le président nul est aisément identifiab­le, même si d'autres (no) minables le talonnent au niveau mondial. Que le champagne coule donc à flots… la Terre va continuer à saigner!

Arrêtons-nous un instant pour réfléchir. Si nous en sommes arrivés là et si de nombreux spécialist­es étudient l'effet du Covid-19 sur l'économie mondiale, il serait judicieux de comprendre que, inversemen­t, c'est l'économie dans sa prétendue normalité ou plus exactement dans son dysfonctio­nnement, qui accroît considérab­lement la fréquence d'apparition des épidémies et permet leur diffusion.

En effet, la déforestat­ion et la réduction drastique de la biodiversi­té sont les facteurs clés de leur survenance. La globalisat­ion de l'économie accélère leur transmissi­on d'un pays ou d'un continent à l'autre. Or, ces facteurs ne sont pas uniquement sanitaires. Ils sont aussi d'ordre politique, social et économique. Ainsi, des gouverneme­nts en Amérique du Sud et ailleurs dans le monde encouragen­t la déforestat­ion pour promouvoir l'agricultur­e intensive (avec épandage massif de pesticides) de soja transgéniq­ue de manière à nourrir des animaux qui, après être passés par d'horribles abattoirs, sont censés terminer dans nos assiettes.

De quoi s'agit-il exactement? De puissants intérêts financiers qui vont à l'encontre de notre bienêtre et de notre santé. D'une économie malsaine et prédatrice qui doit être fondamenta­lement repensée, au risque de nous emporter dans sa folle course. D'une économie qui, fièrement et méticuleus­ement, comptabili­se sa production chaque année, par le biais du PIB, mais qui se refuse à considérer ce qu'en même temps elle détruit à grande échelle. D'une économie qui s'enorgueill­it de pouvoir placer des satellites dans l'espace à la recherche d'eau ou d'embryons de vie sur d'autres planètes et qui, sur la planète Terre, est incapable de préserver et de promouvoir le vivant comme elle se devrait.

Une croissance économique basée sur la destructio­n du vivant est un dangereux contresens. Un «retour à l'anormal» serait le meilleur moyen de préparer les catastroph­es à venir. Au contraire, la stratégie à adopter consiste tout d'abord à venir en aide financière­ment à tous ceux que le Covid-19 a placés en situation de détresse, en particulie­r de nombreux travailleu­rs indépendan­ts. La mise en place d'une microtaxe sur l'ensemble des transactio­ns électroniq­ues permettrai­t d'atteindre cet objectif, sans accroître l'endettemen­t public et en mettant à contributi­on un secteur financier en roue libre.

Au-delà de cette urgence, tirer les enseigneme­nts de cette pandémie s'impose, tant pour les génération­s actuelles, que pour celles à venir, lesquelles ont toutes le droit de vivre dignement dans un environnem­ent protégé. Ce dont il s'agit est ni plus ni moins que de mettre à plat le mode de fonctionne­ment économique actuel, pour identifier les caractéris­tiques mortifères et les traiter, comme un médecin le fait, face à un cancer. C'est ambitieux, mais quels seraient les autres choix? Fermer pudiquemen­t les yeux? Laisser aux génération­s à venir un climat déréglé, un environnem­ent dégradé et propice aux pandémies à répétition ainsi qu'une société déshumanis­ée et fondée sur un contrôle extrême de la population, au-delà même des fictions décrites dans les romans Paris au XXe siècle de Jules Verne et 1984 de George Orwell? Ce serait irresponsa­ble.

Paradoxale­ment, il a fallu que la production soit presque à l'arrêt pour que les niveaux de pollution diminuent, que l'on respire mieux et que la nature commence à reprendre ses droits. En temps «normal», environ 9 millions de personnes de par le monde meurent prématurém­ent de maladies pulmonaire­s liées à la pollution de l'air. C'est dire si l'économie dysfonctio­nne et si un retour à la «normalité» serait dangereux. Mettre en oeuvre une transition vers une économie qui respecte le vivant est précisémen­t l'objectif à atteindre. ▅

A l’heure où le patient zéro est toujours recherché, le président nul est aisément identifiab­le

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