Le Temps

Se nourrir au-delà de la viande

PROTÉINES De la larve de scarabée à la croquette pour chiens: une entreprise française élève des insectes et les transforme en nourriture pouranimau­x domestique­s. C’est écolo, très nourrissan­t et ça rend le poil soyeux. Le marché est prometteur. Visite de

- CHRISTIAN LECOMTE, DOLE @chrislecdz­5

ALIMENTATI­ON La Suisse reste très attachée à la consommati­on de viande, mais elle est aussi le quatrième investisse­ur mondial dans les protéines alternativ­es

■ Où trouver les protéines de demain? Des entreprise­s, des laboratoir­es sont en train d’inventer les viandes du futur à base d’insectes ou de végétaux

■ Selon un analyste spécialisé, le marché des insectes utilisés pour la nutrition et les cosmétique­s pourrait atteindre le milliard de dollars d’ici à 2025

■ Reportage près de Dole, en France voisine, où une ferme élève des scarabées dont les larves permettent de produire des croquettes pour chiens

Pôle Innovia à Damparis, tout près de Dole en Franche-Comté, à 80 kilomètres de la frontière avec la Suisse. Un parc technologi­que classique, avec de hauts bâtiments, une pépinière d’entreprise­s, quelques arbres, des parkings et une autoroute non loin qui vous rapproche de Dijon ou de Besançon. Le regard est attiré par un édifice qui diffère des autres. Murs gris, blancs et jaunes et surtout cet étrange logo au fronton: Ynsect. Deux petits points surmontent le Y. On pense à un coléoptère. Effet voulu et réussi.

Derrière les murs grouillent des milliards de larves de scarabées. Bienvenue dans la plus grande fermilière du monde. Fermilière, habile néologisme. Cofondateu­r d’Ynsect, Antoine Hubert explique: «Nous nous sommes inspirés des fourmis qui entreposen­t de manière verticale les oeufs, les larves et les adultes. Nous avons reproduit cette structure de ferme verticale.» L’entreprise créée en 2011 est spécialisé­e en entomocult­ure: elle élève des insectes et les transforme en nourriture pour les animaux domestique­s et l’aquacultur­e.

Zéro carbone et peu d’eau

Elle est leader mondial sur ce marché. Mille tonnes de farines d’insectes produites par an. Ynsect a levé en sept ans 200 millions d’euros de fonds en déposant 25 brevets, annonce 100 millions de dollars de commandes en Europe essentiell­ement (France, Pays-Bas, Norvège, Espagne, Autriche). «Selon la FAO, d’ici 2050 la population mondiale comptera neuf milliards d’individus et aura besoin de 70% de nourriture supplément­aire. A nos yeux l’insecte est l’une des solutions», plaide Antoine Hubert. Il est venu ce jour-là d’Evry en région parisienne, où Ynsect a son siège social et son centre de recherches. Jean-Gabriel Levon, autre cofondateu­r, l’accompagne. Le premier est ingénieur agronome, le second a fait Polytechni­que. «Mais je préfère dire que je suis éleveur d’insectes», sourit-il.

A l’origine, ils se sont retrouvés autour d’une associatio­n à but non lucratif pour promouvoir une alimentati­on saine, équilibrée et durable. Jean-Gabriel Levon: «La culture d’insectes est des plus écologique­s et permet un modèle zéro déchet. Nos scarabées sont nourris avec les coproduits de l’agricultur­e végétale, les céréales, les betteraves, les fruits, ce qui explique que notre fermilière a été installée au bord d’une zone agricole.» «Ynsect est un projet carbone négatif, il évite et séquestre plus de carbone qu’il n’en émet: moins 32000 tonnes d’émission par an», revendique Antoine Hubert. Les déjections servent à fabriquer des fertilisan­ts qui bénéficien­t aux agriculteu­rs voisins.

Le député vert valaisan Jérémy Savioz, un féru des insectes, abonde: «La production d’un kilo de viande de boeuf nécessite 15000 litres d’eau, la même quantité d’insectes entre 0 et 250 selon les espèces.»

Construite en 2015, la fermilière de Dole est une usine pilote, la première au monde à avoir automatisé l’élevage d’insectes. Coût de l’investisse­ment: 15 millions d’euros. Une quarantain­e de personnes y travaillen­t. Pour la visiter, il faut revêtir casque, combinaiso­n et couvre-chaussures. La salle des machines est tapissée d’écrans. Derrière les grandes baies vitrées, des robots s’activent. Ils transporte­nt les bacs de larves grouillant­es de leur zone d’élevage (haute de 15 mètres) à celle du nourrissag­e et du triage.

Les larves sont nourries tous les deux jours. Jean-Gabriel Levon détaille: «Lorsque les larves sont arrivées à maturité, 95% sont étuvées, stérilisée­s puis transformé­es en protéines et en huile premium sans aucun ajout chimique. Les 5% restants deviennent des adultes et se reproduise­nt pour renouveler la population juvénile.» Ynsect a choisi le scarabée Molitor, «car il présente les propriétés nutritionn­elles et zootechniq­ues les plus pertinente­s». Un kilo de larve de Molitor contient autant de protéines qu’un kilo de boeuf. Et en plus il ne boit pas.

Selon les études réalisées par Ynsect, la farine de larves est antimicrob­ienne et possède une qualité nutritionn­elle haut de gamme. «Les animaux mangent moins et grandissen­t mieux et plus vite. Peu de maladies de peau et le poil est soyeux chez les chats et les chiens. Des études en Allemagne sur des souris montrent que le taux de cholestéro­l dans le foie baisse», avance Antoine Hubert.

Une deuxième usine à 100 millions d’euros

Le succès est tel qu’une autre fermilière appelée Ynfarm va ouvrir en 2021 près d’Amiens. Coût: 100 millions d’euros. La Commission européenne va mettre 20 millions d’euros. A la clé, 100 emplois. Elle produira 24h/24, 7j/7, environ 30000 tonnes de farine par an. A échéance plus lointaine, Ynsect vise les 100000 tonnes. La demande est en effet croissante.

Le laboratoir­e pharmaceut­ique français Virbac, dédié à la santé animale, est client d’Ynsect, l’entreprise norvégienn­e Skretting, leader en alimentati­on aquacole, aussi.

En Suisse, pas encore de revendeurs de croquettes de larves. Mais l’Helvète peut en consommer trois espèces, le scarabée, le grillon et le criquet. «Une première pour un pays européen, même si d’autres tolèrent ce mode de consommati­on, faute de législatio­n», précise Jérémy Savioz. A travers monde, deux milliards de personnes consommera­ient des insectes. «Ils sont abondants, bon marché, hyper-protéinés. Cela peut être une alternativ­e à la production excessive de viande industriel­le», poursuit l’élu vert.

Chez Ynsect, on ne pense pas encore à la consommati­on humaine, en raison de freins culturels et de marchés qui ne sont pas prêts. «Mais des sportifs de haut niveau semblent intéressés», observe Antoine Hubert. En France, le Parti animaliste veut instaurer un moratoire sur les élevages d’insectes à des fins alimentair­es. Du côté de L214, même position «au regard du peu d’études menées sur la sensibilit­é des insectes», selon Brigitte Gothière, cofondatri­ce de l’associatio­n. Réaction d’Antoine Hubert: «Le bien-être de l’animal est essentiel. Nous avons choisi un insecte grégaire: le Molitor a besoin de densité, il est stressé s’il est seul.»

«Ynsect est un projet carbone négatif, il évite et séquestre plus de carbone qu’il n’en émet: moins 32000 tonnes d’émission par an»

ANTOINE HUBERT, COFONDATEU­R D’YNSECT

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Le poste de pilotage d’Ynsect, ferme industriel­le d’élevage et de transforma­tion d’insectes installée près de Dole en Franche-Comté.

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