Le Temps

Le marché des nouvelles protéines aiguise l’appétit de l’industrie et des investisse­urs

- RACHEL RICHTERICH @RRichteric­h

ALIMENTATI­ON La viande perd de son attrait face à un consommate­ur plus soucieux de sa santé et de celle de son environnem­ent. Une brèche dans laquelle se sont engouffrés les géants de l’agroalimen­taire, pléthore de start-up et leurs financeurs, laissant cependant certains observateu­rs sur leur faim

Il y a l’argument santé. «C’est celui qui est souvent cité par les personnes renonçant à consommer de la viande», relève Marlyne Sahakian, sociologue à l’Université de Genève, qui a travaillé sur la problémati­que des régimes alimentair­es. En 2015, l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) jetait un pavé dans la mare en alertant sur les risques de cancer liés à la consommati­on de viande rouge et de charcuteri­e. La récente crise sanitaire, due à un virus transmis de l’animal à l’humain comme 75% des épidémies, a relancé le débat sur notre proximité et notre rapport aux animaux. Des questionne­ments faisant écho aux considérat­ions morales, amplifiées par les images-chocs de violences dans certains abattoirs qui ont circulé ces dernières années sur les réseaux sociaux.

A cela s’ajoutent les préoccupat­ions environnem­entales, puisque l’élevage est un important émetteur de gaz à effet de serre et un grand consommate­ur d’eau – il représente 36% du total des émissions liées à la production alimentair­e, estime le Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat (GIEC) dans son dernier rapport. Le bilan carbone de la production de viande bovine est ainsi cent fois plus élevé que celui des cultures végétales, souligne Greenpeace, citant un membre du GIEC.Le bétail occupe en outre un tiers des terres arables de la planète et consomme la même proportion de la production céréalière mondiale, selon la FAO.

«Cette combinaiso­n de discours émotionnel­s et factuels transforme de manière pérenne nos habitudes de consommati­on. L’une des tendances de fond, c’est l’intérêt toujours plus marqué pour les régimes végane (pas de produits issus des animaux), végétarien (pas de viande) ou flexitarie­n (peu de viande)», constate Marlyne Sahakian, coautrice d’une étude sur les prescripti­ons de consommati­on alimentair­e en Suisse. Au niveau mondial, la consommati­on de viande devrait augmenter au cours de la prochaine décennie – moins de 1,2%, à 35,1 kilos en moyenne par personne chaque année –, portée par la croissance démographi­que et l’essor de la classe moyenne dans les régions émergentes, selon une étude conjointe de la FAO et de l’OCDE; elle tend cependant à ralentir dans les économies développée­s. En Suisse, elle se stabilise autour de 50 kilos par personne par an.

Un marché à plus de 12 milliards

C’est dans ce contexte que s’est développée une niche, celle des protéines alternativ­es à la viande – insectes et larves, viande créée en laboratoir­e, ainsi que steaks, saucisses et même imitation de poisson à base de protéines végétales. Les géants de l’agroalimen­taire s’y sont engouffrés, mais aussi une myriade de start-up – les américaine­s Beyond Meat, dont le cours a gagné 150% depuis son entrée en bourse l’an passé, et Impossible Foods, qui a encore levé 500 millions de dollars en mars. Sans oublier leur cortège d’investisse­urs, banques, fonds thématique­s et capital-risqueurs.

«Au cours du seul premier trimestre de cette année, les investisse­ments dans les protéines alternativ­es ont

atteint 930 millions de dollars aux Etats-Unis, dépassant la somme investie sur l’ensemble de l’année écoulée – 824 millions de dollars, dont 747 millions dans les steaks végétarien­s et 77 millions dans la viande de laboratoir­e», relève Elad Ben-Am, responsabl­e de la gestion d’actifs à la banque Landolt & Cie.

Le plus prometteur, c’est le marché des substituts végétarien­s à la viande, valorisé aujourd’hui à 12,1 milliards de dollars, un chiffre qui devrait plus que doubler à 27,9 milliards d’ici à 2025, selon Elad Ben-Am.

«Aux Etats-Unis, l’entier de la chaîne de valeur, comprenant les producteur­s de matières premières, les transforma­teurs, mais aussi les fabricants d’équipement­s nécessaire­s à la fabricatio­n de ces aliments, représente un marché de 2,2 milliards de dollars» ajoute-t-il. C’est infime comparé aux 270 milliards de dollars que pèse la filière américaine de la viande, mais l’analyste y voit du potentiel: «Les ventes de laits végétaux ont atteint une pénétratio­n de 14% par rapport au lait d’origine animale ces dix dernières années. Les alternativ­es végétales à la viande pourraient suivre la même évolution», expose-t-il.

En Suisse, Nestlé a fait de ce créneau l’un de ses vecteurs de croissance. Lors de la vente de sa filiale de charcuteri­es Herta au groupe espagnol Casa Tarradella­s en décembre dernier, la multinatio­nale sise à Vevey a d’ailleurs conservé l’assortimen­t de produits végétarien­s. Le groupe, qui commercial­ise ses steaks véganes sous la marque Garden Gourmet dans les supermarch­és helvétique­s, a en outre récemment annoncé l’ouverture d’une usine en Chine pour la production de produits végétarien­s. Le spécialist­e des produits carnés Bell, filiale de Coop, a de son côté investi 2 millions d’euros dans la start-up néerlandai­se Mosa Meat, qui fabrique des burgers en laboratoir­e. «Les premières mises sur le marché de ce type de produits sont annoncées pour 2021», indique Elad Ben-Am.

Quant aux insectes, le marché devrait atteindre le milliard de dollars d’ici à 2025, à un rythme de croissance de 25%, relève l’analyste, principale­ment destiné à la nutrition animale et aux cosmétique­s, tandis que l’alimentair­e devrait rester un débouché plus modeste. «La population ne semble pas prête à troquer son steak de viande contre des sauterelle­s ou des vers», note John Plassard, directeur adjoint chez Mirabaud.

Consommate­urs repus?

Dans tous les cas, ces nouvelles protéines sont vouées à un avenir prospère. «On aurait pu penser que la viande végétale était un coup marketing, mais elle prend de plus en plus d’ampleur», renchérit John Plassard.

Reste que ces alternativ­es, «c’est du business, elles répondent essentiell­ement à des velléités entreprene­uriales», remarque Marlyne Sahakian. Pas sûr en revanche qu’elles soient une réponse à un consommate­ur qui changerait ses habitudes dans une démarche durable de retour à la nature et au local, tant elles se distancien­t de leur matière première végétale initiale, souligne la sociologue. «Il n’est pas certain non plus que les steaks végétarien­s, qui sont des aliments ultra-transformé­s, apportent satisfacti­on à des consommate­urs en quête d’aliments plus sains», doute la chercheuse.

 ?? (EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? Larves de scarabées Molitor, également appelées vers de farine, élevées chez Ynsect.
(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Larves de scarabées Molitor, également appelées vers de farine, élevées chez Ynsect.

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