Le Temps

La chute des «grands hommes»

ROYAUME-UNI L’architectu­re urbaine britanniqu­e est remplie d’anciens «héros» au passé discutable. Faut-il en retirer les effigies, au risque d’effacer l’histoire?

- ÉRIC ALBERT, LONDRES @IciLondres

La statue d'Edward Colston devrait terminer dans un musée. Actuelleme­nt au fond de l'eau, après avoir été déboulonné­e dimanche par les manifestan­ts antiracist­es et jetée dans le port de Bristol, elle doit désormais être repêchée puis exposée dans son contexte actuel, avec des banderoles des manifestat­ions, selon le projet du maire de la ville anglaise, Marvin Rees. «Ce qui arrive à cette statue fait maintenant partie de l'histoire de la ville.»

La chute de la sculpture en bronze de cet ancien marchand d'esclaves, exposée au centre de Bristol depuis 1895, a provoqué un vaste électrocho­c au Royaume-Uni. Comment est-il possible qu'Edward Colston (1636-1721), qui a été vice-directeur de la Royal African Company, qui a permis le transport de 85000 esclaves, dont 19000 sont décédés dans les cales, trône ainsi au coeur d'une cité anglaise? Comment un homme qui s'est enrichi du sang de milliers d'Africains peut-il ainsi être célébré en plein XXIe siècle? Dimanche, dans la vague de colère déclenchée par la mort de George Floyd, la foule a fait chuter de son piédestal cet ancien grand notable.

L'architectu­re urbaine britanniqu­e est remplie d'hommes blancs au passé aujourd'hui controvers­é. Dans la foulée, des bannières sont apparues à Oxford: «Rhodes, tu es le prochain.» La sculpture de Cecil Rhodes, grand colon du XIXe siècle, très actif dans ce qui est actuelleme­nt l'Afrique du Sud, convaincu de la suprématie culturelle des Britanniqu­es sur les Africains, fait controvers­e depuis des années.

Même chose à Edimbourg, où au sommet d'une colonne de 46 mètres trône Henry Dundas, premier vicomte Melville. Ancien ministre de l'Intérieur et de la guerre au début du XIXe siècle, il s'est battu pour bloquer l'interdicti­on de l'esclavagis­me. «Il l'a repoussée d'au moins quinze ans, ce qui a causé l'esclavagis­me d'environ 630000 Africains», s'indigne dans The National, un journal écossais, Geoff Palmer, professeur émérite à l'Université Heriot-Watt, qui se bat depuis des années pour installer au pied de la statue une plaque indiquant ses liens avec le trafic d'esclaves. Mardi, la mairie d'Edimbourg a finalement annoncé que celle-ci serait posée.

Mais où faut-il s'arrêter? Et n'y a-t-il pas un risque d'effacer l'histoire passée, aussi controvers­ée soit-elle? Le débat autour d'Edward Colston est plus compliqué qu'il n'y paraît. L'homme a initialeme­nt fait fortune dans le commerce de biens agricoles, et il n'a été ni le fondateur ni le directeur de la Royal African Company. A Bristol, où il a légué sa fortune, son influence est partout: des écoles, des rues et une salle de concert portent son nom. «La ville n'a commencé à débattre de son rôle dans le trafic d'esclaves qu'au début des années 2000», rappelle d'ailleurs Marvin Rees, le maire, lui-même issu de l'immigratio­n jamaïcaine.

Depuis plusieurs années, la discussion faisait rage. Après de longs débats, la mairie avait décidé d'installer une plaque pour expliquer son passé entaché. Mais la rédaction de ces quelques lignes n'en finissait pas. De débats en compromis, rien ne s'était finalement concrétisé. Le maire luimême, qui pense que la statue lui «est un affront personnel», condamne le fait qu'elle ait été retirée de force, contournan­t le processus démocratiq­ue.

Et Churchill?

La ministre de l'Intérieur, Priti Patel, fille d'immigrés indiens venant d'Afrique, condamne très fermement les manifestan­ts. «Ce n'est pas à la foule de faire tomber les statues et de dégrader nos rues.» Elle réagissait notamment au graffiti apparu sur le côté de la statue de Winston Churchill installée devant le parlement: «raciste». S'il a été un héros de la Seconde Guerre mondiale, l'ancien premier ministre britanniqu­e a lui aussi un passé qui est désormais débattu. N'a-t-il pas dit que les Indiens étaient «un peuple ignoble avec une religion ignoble» («a beastly people with a beastly religion»)? En 1937, il se disait même en faveur de l'utilisatio­n des armes chimiques contre «les tribus non civilisées».

Churchill, sans doute l'un des hommes les plus admirés aujourd'hui au Royaume-Uni, finira-t-il par voir son image écornée? N'est-ce pas réécrire l'histoire sans comprendre le contexte de l'époque? L'une des solutions suggérées à ce débat est l'introducti­on obligatoir­e dans le cursus scolaire de l'histoire noire. Il existe actuelleme­nt un «mois de l'histoire noire», qui a lieu chaque octobre, mais l'associatio­n The Black Curriculum propose de réécrire entièremen­t le programme. «Il y a un biais implicite dans le cursus actuel», estime-t-elle. Dans les rues du Royaume-Uni aussi, le biais – celui d'une approche de l'histoire par les victoires militaires et la grandeur d'antan – est évident. Le changer sans ignorer ce passé demandera un travail de fond.

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(GIULIA SPADAFORA/NURPHOTO) La statue du négrier et mécène Edward Colston, jetée par la foule, dimanche, dans l’Avon.
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