L’hôpital, champ de bataille 2020
Début mai, le site Telos publiait des «considérations intempestives» sur la situation sanitaire en France comparée à celle de l’Allemagne. Sous sa plume, la République fédérale avait tout juste tandis que la France tout faux. J’avais attribué la véhémence du propos à l’humeur personnelle d’un auteur comme il s’en exprime à plaisir cette année. Un mois plus tard, je suis obligée de constater que cette humeur est plus générale et qu’il en existe de comparables ailleurs. Elles démasquent des traits relevant de la sécurité nationale: le nombre de morts représente la victoire ou la défaite face au virus et, partant, de chaque pays face aux autres.
Si la pandémie n’est pas la «guerre» annoncée par Emmanuel Macron au mois de mars, elle en a les effets symboliques. Elle a provoqué les affects et comportements typiques des guerres: union nationale, discipline sociale, soumission à l’état-major sanitaire, sacrifices, solidarité avec l’armée hospitalière et maintenant, bilan et jugement des généraux. Du verdict de l’opinion dépend le sentiment de fierté ou de honte des citoyens, leur soulagement d’appartenir à une nation performante ou au contraire leur inquiétude pour l’avenir quand tout a été fait de travers. La France se représente en perdante. D’habitude modéré, le philosophe Marcel Gauchet en dresse un portrait effrayant. «Notre système de santé, supposé être l’un des meilleurs du monde, s’est révélé sous-dimensionné et très mal géré… Nous ne jouons plus dans la cour des grands… La conscience française a pris la mesure du délabrement de l’Etat et, plus généralement, de notre système de décision politique, complètement désarticulé… Tout cela a donné l’impression impalpable d’une défaillance collective. C’est un choc, une blessure narcissique profonde… Nous avons pu mesurer que nous étions les cancres en Europe, réduits à notre situation de pays méditerranéen, au même titre que l’Espagne ou l’Italie! Avec l’Allemagne, nous ne jouons plus dans la même catégorie…» D’autres commentateurs français vont jusqu’à citer l’historien Marc Bloch, écrivant en 1940 sur «l’étrange défaite» d’une France persuadée d’avoir la meilleure armée du monde. Siéger au Conseil de sécurité de l’ONU parmi les cinq membres permanents et devoir envoyer ses malades en Suisse et en Allemagne: le contraste est mal supporté. Des ruminations nationales du même genre ont lieu ailleurs, en Italie, pourtant habituée aux cafouillages, en Suède, où est maintenant remis en cause le confinement light réputé sage au début. Les autorités britanniques en sont à se réjouir que le royaume soit passé au deuxième rang derrière l’Espagne s’agissant du nombre de morts par habitant. Aux Etats-Unis, frappés par le trumpisme, le racisme, le déclinisme, le Covid-19 est pareillement accusateur du système comme de certains individus qui l’occupent.
Dans «La Culture de la défaite», le journaliste et historien allemand Wolfgang Schivelbusch affirme que la guerre est toujours une confrontation entre deux économies, «un phénomène dans lequel les ressources humaines et matérielles sont lancées sur le champ de bataille pour y être consommées jusqu’au moment où le plus solide économiquement reste debout et l’emporte». La victoire du camp occidental à la fin de la guerre froide est due selon lui à l’arme économique exclusivement. Elle a placé l’économie à la place de la guerre dans l’imaginaire collectif. La crise du Covid-19 valide le raisonnement. L’économie, comme la guerre, est affaire d’organisation. La performance récompense l’usage plus compétent des personnes, des biens et des territoires. Les systèmes de santé, protecteurs de la vie des travailleurs soldats des nations, sont les infirmeries de l’économie. Ils ne sauraient défaillir sans briser le moral des troupes. En 2020, le champ de bataille est à l’hôpital. Le règlement de compte est fixé aux prochaines élections.
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