Le Temps

Vers une marchandis­ation du contentieu­x commercial en Suisse

- Les opinions exprimées n’engagent que leur auteure. ISABELLE FELLRATH DR EN DROIT, AVOCATE EN L’ÉTUDE SWISSLEGAL

Le financemen­t par un tiers des frais et dépens d’une partie à un contentieu­x en contrepart­ie d’une participat­ion au résultat obtenu, connu sous son appellatio­n anglaise third party funding ou TPF, n’est pas un phénomène nouveau. L’augmentati­on des coûts et de la durée des procédures du fait d’une complexifi­cation croissante des litiges contribue à l’essor d’un phénomène commun dans les juridictio­ns anglo-saxonnes. Le TPF est particuliè­rement considéré en arbitrage intégralem­ent financé par les parties et dans le cadre duquel tout défaut de paiement a des conséquenc­es dirimantes. Ce qui est nouveau, c’est la publicité entourant un phénomène opérant à ce jour secrètemen­t dans les coulisses des litiges (lire Le Temps du 15 mai 2020).

En Suisse, le TPF est toléré selon une analogie hasardeuse à l’assurance protection juridique. Celle-ci s’en distingue pourtant ne serait-ce que parce qu’elle est conclue en rapport à des litiges prospectif­s et se fonde sur une rémunérati­on tarifaire certes peu réaliste mais indépendan­te du résultat obtenu. Le Tribunal fédéral considère comme faisant partie des obligation­s profession­nelles de l’avocat la mention des possibilit­és de financemen­t des litiges. Non réglementé, le TPF n’en demeure pas moins soumis à quelques limites. D’abord, l’avocat ne peut intervenir comme TPF d’une procédure qu’il instrument­e sans contreveni­r à son devoir d’indépendan­ce à la cause plaidée et à l’interdicti­on qui en découle de convenir d’honoraires consistant exclusivem­ent en une quote-part du résultat sans égard au travail effectivem­ent fourni. Ensuite, l’autonomie et l’objectivit­é de l’avocat dans la gestion de la procédure doivent être préservées au seul bénéfice du client. L’avocat n’est à ce titre pas formelleme­nt partie à l’accord de financemen­t quand bien même il serait impliqué dans sa mise en oeuvre (rapports, transit du financemen­t par le compte client de l’avocat, etc.). Enfin, la tendance générale est à la reconnaiss­ance d’une obligation de divulgatio­n de l’existence et de l’identité d’un TPF à la procédure afin de parer au risque de conflit d’intérêts entre les acteurs du procès y compris d’éventuel TPF.

Le développem­ent du mécanisme de financemen­t des contentieu­x est appréciabl­e, ce d’autant que les couverture­s assurances sont aussi aléatoires qu’insuffisan­tes. Le TPF pourrait contribuer à instaurer une certaine égalité de la défense. Cette égalité demeure toutefois relative et le mécanisme non dénué de risques. En effet, le TPF repose sur le présupposé de rentabilit­é du litige, ce qui implique nécessaire­ment une présélecti­on aléatoire des dossiers sur la base d’une appréciati­on liminaire du litige dans laquelle la réputation de l’avocat mandaté aura son importance. Les cas bagatelles et causes perdues seront écartés, ainsi que les cas plus nuancés, ceux-là mêmes qui devraient contribuer à l’évolution de l’ordre juridique. Par ailleurs, sous réserve d’un accord alternatif de rendement attrayant pour le TPF et contrairem­ent aux assurances protection juridique dont la préoccupat­ion est la réduction des coûts engagés, le financemen­t fondé sur le résultat n’incite guère aux discussion­s et aux accords transactio­nnels impliquant d’inévitable­s concession­s, pouvant ainsi contribuer à faire perdurer des contentieu­x inutilemen­t.

C’est sous ce dernier aspect que les perspectiv­es du TPF sont limitées pour les contentieu­x contractue­ls issus de la crise sanitaire. Celle-ci a causé la paralysie de nombreux contrats, générant des défaillanc­es en chaîne et autant de litiges. Elle a parfois altéré les termes et conditions contractue­ls au point de les rendre économique­ment non viables sinon impossible­s. Toutefois, aucune responsabi­lité ne peut en être imputée à l’une ou l’autre des parties. Dans un tel cas de figure, juridiquem­ent qualifié de changement fondamenta­l de circonstan­ces ou de force majeure, le bon sens commandera­it de privilégie­r au contentieu­x la négociatio­n transactio­nnelle ou toute autre méthode alternativ­e de règlement des litiges, à la faveur du maintien de la relation commercial­e. Ce maintien se concrétise soit par l’ajustement des contrats existants soit par la conclusion de nouveaux contrats à des termes propices. Au vu de la logique commercial­e du financemen­t par un tiers, dans lequel la relation contractue­lle n’est qu’un élément marginal (sinon un risque) dans le calcul rendement escompté (le résultat), on n’en perçoit guère de potentiel dans cette démarche pacificatr­ice.

Les cas bagatelles et causes perdues seront écartés, ainsi que les cas plus nuancés, ceux-là mêmes qui devraient contribuer à l’évolution de l’ordre juridique

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