Vers une marchandisation du contentieux commercial en Suisse
Le financement par un tiers des frais et dépens d’une partie à un contentieux en contrepartie d’une participation au résultat obtenu, connu sous son appellation anglaise third party funding ou TPF, n’est pas un phénomène nouveau. L’augmentation des coûts et de la durée des procédures du fait d’une complexification croissante des litiges contribue à l’essor d’un phénomène commun dans les juridictions anglo-saxonnes. Le TPF est particulièrement considéré en arbitrage intégralement financé par les parties et dans le cadre duquel tout défaut de paiement a des conséquences dirimantes. Ce qui est nouveau, c’est la publicité entourant un phénomène opérant à ce jour secrètement dans les coulisses des litiges (lire Le Temps du 15 mai 2020).
En Suisse, le TPF est toléré selon une analogie hasardeuse à l’assurance protection juridique. Celle-ci s’en distingue pourtant ne serait-ce que parce qu’elle est conclue en rapport à des litiges prospectifs et se fonde sur une rémunération tarifaire certes peu réaliste mais indépendante du résultat obtenu. Le Tribunal fédéral considère comme faisant partie des obligations professionnelles de l’avocat la mention des possibilités de financement des litiges. Non réglementé, le TPF n’en demeure pas moins soumis à quelques limites. D’abord, l’avocat ne peut intervenir comme TPF d’une procédure qu’il instrumente sans contrevenir à son devoir d’indépendance à la cause plaidée et à l’interdiction qui en découle de convenir d’honoraires consistant exclusivement en une quote-part du résultat sans égard au travail effectivement fourni. Ensuite, l’autonomie et l’objectivité de l’avocat dans la gestion de la procédure doivent être préservées au seul bénéfice du client. L’avocat n’est à ce titre pas formellement partie à l’accord de financement quand bien même il serait impliqué dans sa mise en oeuvre (rapports, transit du financement par le compte client de l’avocat, etc.). Enfin, la tendance générale est à la reconnaissance d’une obligation de divulgation de l’existence et de l’identité d’un TPF à la procédure afin de parer au risque de conflit d’intérêts entre les acteurs du procès y compris d’éventuel TPF.
Le développement du mécanisme de financement des contentieux est appréciable, ce d’autant que les couvertures assurances sont aussi aléatoires qu’insuffisantes. Le TPF pourrait contribuer à instaurer une certaine égalité de la défense. Cette égalité demeure toutefois relative et le mécanisme non dénué de risques. En effet, le TPF repose sur le présupposé de rentabilité du litige, ce qui implique nécessairement une présélection aléatoire des dossiers sur la base d’une appréciation liminaire du litige dans laquelle la réputation de l’avocat mandaté aura son importance. Les cas bagatelles et causes perdues seront écartés, ainsi que les cas plus nuancés, ceux-là mêmes qui devraient contribuer à l’évolution de l’ordre juridique. Par ailleurs, sous réserve d’un accord alternatif de rendement attrayant pour le TPF et contrairement aux assurances protection juridique dont la préoccupation est la réduction des coûts engagés, le financement fondé sur le résultat n’incite guère aux discussions et aux accords transactionnels impliquant d’inévitables concessions, pouvant ainsi contribuer à faire perdurer des contentieux inutilement.
C’est sous ce dernier aspect que les perspectives du TPF sont limitées pour les contentieux contractuels issus de la crise sanitaire. Celle-ci a causé la paralysie de nombreux contrats, générant des défaillances en chaîne et autant de litiges. Elle a parfois altéré les termes et conditions contractuels au point de les rendre économiquement non viables sinon impossibles. Toutefois, aucune responsabilité ne peut en être imputée à l’une ou l’autre des parties. Dans un tel cas de figure, juridiquement qualifié de changement fondamental de circonstances ou de force majeure, le bon sens commanderait de privilégier au contentieux la négociation transactionnelle ou toute autre méthode alternative de règlement des litiges, à la faveur du maintien de la relation commerciale. Ce maintien se concrétise soit par l’ajustement des contrats existants soit par la conclusion de nouveaux contrats à des termes propices. Au vu de la logique commerciale du financement par un tiers, dans lequel la relation contractuelle n’est qu’un élément marginal (sinon un risque) dans le calcul rendement escompté (le résultat), on n’en perçoit guère de potentiel dans cette démarche pacificatrice.
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Les cas bagatelles et causes perdues seront écartés, ainsi que les cas plus nuancés, ceux-là mêmes qui devraient contribuer à l’évolution de l’ordre juridique