Le Temps

«Une épée de Damoclès sur chaque spectacle»

Les théâtres suisses peuvent en théorie rouvrir, mais la rentrée s’annonce secouée, sur fond d’incertitud­es sanitaires et économique­s. A la tête de la Fédération romande des arts de la scène, le metteur en scène Jean Liermier sonne le tocsin

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Président de la Fédération romande des arts de la scène, qui réunit une soixantain­e de salles,

Jean Liermier se réjouit de la réouvertur­e des théâtres mais redoute un automne saignant. Pas seulement pour sa maison, le Théâtre de Carouge, mais pour tous les profession­nels du spectacle. Comment redonner l’envie au public de retourner au théâtre? «Avec des créations enthousias­mantes. Le pire serait qu’on ait une avalanche de monologues la saison prochaine.»

Comme Arlequin, Jean Liermier hésite entre deux masques. Celui qui s’ensoleille à la perspectiv­e que les théâtres soient de nouveau ouverts, après un coma de trois mois. Celui qui se chiffonne devant les incertitud­es de l’automne.

C’est que la rentrée aura des airs de Koh-Lanta, avec mygales et cactus en bordure de trappes. Président de la Fédération romande des arts de la scène (FRAS), qui réunit une soixantain­e de salles, Jean Liermier redoute un automne saignant. Pas seulement pour la maison qu’il dirige, le Théâtre de Carouge, mais pour tous les profession­nels de la région.

Serez-vous en mesure de reprendre en septembre? Non. A l’exception d’un spectacle que La Bâtie-Festival de Genève programme dans nos murs, il n’y aura rien avant la reprise de notre Cyrano de Bergerac, fin octobre, pour quatre représenta­tions seulement, avant une tournée en France. La première création, signée James Thierrée, est agendée début décembre. Il s’agit de laisser le temps aux artistes de répéter et au public de reprendre confiance. J’ai dû, en outre, me résoudre à supprimer cette saison les abonnement­s. Pourquoi? Notre premier spectacle, Fracasse, aurait dû se jouer trois semaines dès fin septembre. La capacité de notre salle est de 545 sièges. Si la règle des deux mètres de distanciat­ion sociale est encore valable à ce moment-là, nous ne pourrons accueillir que 62 spectateur­s par soir. Vous imaginez l’impact financier d’une telle mesure! Sur les 9000 personnes attendues pour la série de représenta­tions, seules 1200 pourraient voir le spectacle. Impossible dès lors de satisfaire nos 3500 abonnés. D’où la décision de remplacer l’abonnement par une carte d’adhérent.

Jouer devant des salles clairsemée­s, est-ce viable? Les règles évolueront en fonction de la situation sanitaire. On jouera sur certains paramètres. Les gens qui habitent sous le même toit peuvent être regroupés par exemple. Le port du masque, si on en vient à cette mesure, permettra d’accueillir plus de monde. Il y a deux objectifs au moins: public et équipes ne doivent courir aucun risque sanitaire; et les acteurs ne doivent pas avoir l’impression de jouer devant une salle vide. Sinon, il n’y a ni électricit­é ni art.

Les recommanda­tions de l’Union des théâtres suisses (UTS) ont nourri l’inquiétude des profession­nels. Comment les appliquer? Ce document n’est en rien contraigna­nt. Il s’agit d’une base qu’il nous revient d’adapter. L’UTS a élaboré son protocole en prenant comme modèle l’Opéra de Zurich, qui compte des centaines d’employés. Cela n’a rien à voir avec nos réalités. La feuille de route que nous préparons aura valeur de boîte à outils. Les responsabl­es de salles y trouveront de quoi édicter leurs règles, en fonction de leurs spécificit­és.

Il va falloir s’habituer à vivre dans la crainte? Une épée de Damoclès pèsera sur chaque spectacle. Si un acteur présente les symptômes du Covid-19, nous devrons annuler les représenta­tions.

La FRAS a adressé une lettre ouverte à Alain Berset et aux conseiller­s d’Etat cantonaux responsabl­es de la Culture. Qu’attendez-vous? Nous demandons notamment que le Fonds d’indemnisat­ion pour pertes de gains et de recettes soit réindexé. Au moment où il a été créé, en mars, personne n’imaginait que la crise aurait un impact sur la saison 2020-2021.

Mais ne pouvez-vous pas diminuer vos activités? Nos saisons sont faites des mois à l’avance, comme les budgets. Nous n’avons pas la possibilit­é de revenir en arrière. C’est pourquoi nous demandons un accompagne­ment pour la saison prochaine en tout cas.

Que se passerait-il si les aides d’urgence devaient s’arrêter dès l’automne? Certains, dont moi, pourraient envisager de supprimer leur saison. Mais ce serait une catastroph­e vis-à-vis du public, des artistes et des équipes.

Comme beaucoup de théâtres suisses, vous avez déposé un dossier pour obtenir des RHT, alors que vos subvention­s assurent les salaires. Pourquoi? Prenons un exemple concret. Depuis mai, nos acteurs devaient répéter Fracasse à Grignan, puis créer le spectacle en juillet, avant de le présenter à Carouge cet automne. Ils ont été dans l’impossibil­ité de travailler et la création a été repoussée. Nous avons tenu à honorer les contrats. Mais il a fallu aussi les prolonger, afin que les comédiens puissent répéter la pièce et la jouer plus tard. Une institutio­n comme le Théâtre de Carouge n’a pas les moyens de financer cette prolongati­on. La RHT sert à payer cette différence.

Mais ne pouvez-vous pas payer un technicien qui a un contrat à durée indétermin­ée? Momentaném­ent oui, bien que la subvention ne soit pas répartie au «franc par franc» entre les charges fixes et celles artistique­s. Mais le travail que n’a pas pu réaliser notre équipe fixe durant la fermeture devra être fait. Il nous faudra engager des technicien­s supplément­aires pour rattraper le temps perdu, alors que ces coûts ne pouvaient être budgétés. Comment faire sans l’apport des RHT?

La subvention ne peut-elle pas servir à ça? Elle a un autre but. La saison passée, un fauteuil au Théâtre de Carouge coûtait 144 francs, sans subvention. Or le prix moyen d’un billet a été de 21 francs. La subvention sert à rendre accessible le théâtre et la culture au plus grand nombre.

A défaut des RHT, vous devriez pouvoir compter sur le Fonds d’indemnisat­ion cantonal… Oui, sauf que tant que le flou règne concernant les RHT, le Fonds d’indemnisat­ion n’intervient pas. Pour le moment, nous n’avons accès ni à l’un ni à l’autre. En mars, la Confédérat­ion nous a incités à déposer des demandes de RHT; aujourd’hui, le Théâtre de Carouge apprend par une lettre recommandé­e de l’Office cantonal de l’emploi genevois qu’il n’y a pas droit, alors que dans d’autres cantons des théâtres peuvent en bénéficier. C’est à n’y rien comprendre.

Vous ne pouvez pas patienter? Le 30 juin, je ne saurai pas comment s’achève financière­ment la saison du Théâtre de Carouge. Tant que la question du présent n’est pas réglée, il est difficile d’envisager l’avenir. Surtout, et c’est le sens de la lettre de la FRAS, nous avons besoin que la Confédérat­ion et les cantons en concertati­on avec les villes agissent de concert, et que nous soyons associés à ce travail.

Peut-on reprendre les répétition­s? Oui, mais il faudra faire une pause toutes les heures, aérer la salle pendant un quart d’heure, la désinfecte­r après la répétition. Les comédiens travailler­ont peut-être masqués et la proximité physique sera limitée à cinq minutes. Toutes ces règles vont modifier les spectacles.

Que faire pour donner envie aux gens de retourner au théâtre? Des créations enthousias­mantes. Ça s’est vérifié à Berlin: des salles sont pleines parce qu’on y donne des spectacles géniaux. Le pire serait qu’on ait une avalanche de monologues la saison prochaine. Les gens ont besoin d’autres transports. ■

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Jean Liermier: «Une épée de Damoclès pèsera sur chaque spectacle...»

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