«Une épée de Damoclès sur chaque spectacle»
Les théâtres suisses peuvent en théorie rouvrir, mais la rentrée s’annonce secouée, sur fond d’incertitudes sanitaires et économiques. A la tête de la Fédération romande des arts de la scène, le metteur en scène Jean Liermier sonne le tocsin
Président de la Fédération romande des arts de la scène, qui réunit une soixantaine de salles,
Jean Liermier se réjouit de la réouverture des théâtres mais redoute un automne saignant. Pas seulement pour sa maison, le Théâtre de Carouge, mais pour tous les professionnels du spectacle. Comment redonner l’envie au public de retourner au théâtre? «Avec des créations enthousiasmantes. Le pire serait qu’on ait une avalanche de monologues la saison prochaine.»
Comme Arlequin, Jean Liermier hésite entre deux masques. Celui qui s’ensoleille à la perspective que les théâtres soient de nouveau ouverts, après un coma de trois mois. Celui qui se chiffonne devant les incertitudes de l’automne.
C’est que la rentrée aura des airs de Koh-Lanta, avec mygales et cactus en bordure de trappes. Président de la Fédération romande des arts de la scène (FRAS), qui réunit une soixantaine de salles, Jean Liermier redoute un automne saignant. Pas seulement pour la maison qu’il dirige, le Théâtre de Carouge, mais pour tous les professionnels de la région.
Serez-vous en mesure de reprendre en septembre? Non. A l’exception d’un spectacle que La Bâtie-Festival de Genève programme dans nos murs, il n’y aura rien avant la reprise de notre Cyrano de Bergerac, fin octobre, pour quatre représentations seulement, avant une tournée en France. La première création, signée James Thierrée, est agendée début décembre. Il s’agit de laisser le temps aux artistes de répéter et au public de reprendre confiance. J’ai dû, en outre, me résoudre à supprimer cette saison les abonnements. Pourquoi? Notre premier spectacle, Fracasse, aurait dû se jouer trois semaines dès fin septembre. La capacité de notre salle est de 545 sièges. Si la règle des deux mètres de distanciation sociale est encore valable à ce moment-là, nous ne pourrons accueillir que 62 spectateurs par soir. Vous imaginez l’impact financier d’une telle mesure! Sur les 9000 personnes attendues pour la série de représentations, seules 1200 pourraient voir le spectacle. Impossible dès lors de satisfaire nos 3500 abonnés. D’où la décision de remplacer l’abonnement par une carte d’adhérent.
Jouer devant des salles clairsemées, est-ce viable? Les règles évolueront en fonction de la situation sanitaire. On jouera sur certains paramètres. Les gens qui habitent sous le même toit peuvent être regroupés par exemple. Le port du masque, si on en vient à cette mesure, permettra d’accueillir plus de monde. Il y a deux objectifs au moins: public et équipes ne doivent courir aucun risque sanitaire; et les acteurs ne doivent pas avoir l’impression de jouer devant une salle vide. Sinon, il n’y a ni électricité ni art.
Les recommandations de l’Union des théâtres suisses (UTS) ont nourri l’inquiétude des professionnels. Comment les appliquer? Ce document n’est en rien contraignant. Il s’agit d’une base qu’il nous revient d’adapter. L’UTS a élaboré son protocole en prenant comme modèle l’Opéra de Zurich, qui compte des centaines d’employés. Cela n’a rien à voir avec nos réalités. La feuille de route que nous préparons aura valeur de boîte à outils. Les responsables de salles y trouveront de quoi édicter leurs règles, en fonction de leurs spécificités.
Il va falloir s’habituer à vivre dans la crainte? Une épée de Damoclès pèsera sur chaque spectacle. Si un acteur présente les symptômes du Covid-19, nous devrons annuler les représentations.
La FRAS a adressé une lettre ouverte à Alain Berset et aux conseillers d’Etat cantonaux responsables de la Culture. Qu’attendez-vous? Nous demandons notamment que le Fonds d’indemnisation pour pertes de gains et de recettes soit réindexé. Au moment où il a été créé, en mars, personne n’imaginait que la crise aurait un impact sur la saison 2020-2021.
Mais ne pouvez-vous pas diminuer vos activités? Nos saisons sont faites des mois à l’avance, comme les budgets. Nous n’avons pas la possibilité de revenir en arrière. C’est pourquoi nous demandons un accompagnement pour la saison prochaine en tout cas.
Que se passerait-il si les aides d’urgence devaient s’arrêter dès l’automne? Certains, dont moi, pourraient envisager de supprimer leur saison. Mais ce serait une catastrophe vis-à-vis du public, des artistes et des équipes.
Comme beaucoup de théâtres suisses, vous avez déposé un dossier pour obtenir des RHT, alors que vos subventions assurent les salaires. Pourquoi? Prenons un exemple concret. Depuis mai, nos acteurs devaient répéter Fracasse à Grignan, puis créer le spectacle en juillet, avant de le présenter à Carouge cet automne. Ils ont été dans l’impossibilité de travailler et la création a été repoussée. Nous avons tenu à honorer les contrats. Mais il a fallu aussi les prolonger, afin que les comédiens puissent répéter la pièce et la jouer plus tard. Une institution comme le Théâtre de Carouge n’a pas les moyens de financer cette prolongation. La RHT sert à payer cette différence.
Mais ne pouvez-vous pas payer un technicien qui a un contrat à durée indéterminée? Momentanément oui, bien que la subvention ne soit pas répartie au «franc par franc» entre les charges fixes et celles artistiques. Mais le travail que n’a pas pu réaliser notre équipe fixe durant la fermeture devra être fait. Il nous faudra engager des techniciens supplémentaires pour rattraper le temps perdu, alors que ces coûts ne pouvaient être budgétés. Comment faire sans l’apport des RHT?
La subvention ne peut-elle pas servir à ça? Elle a un autre but. La saison passée, un fauteuil au Théâtre de Carouge coûtait 144 francs, sans subvention. Or le prix moyen d’un billet a été de 21 francs. La subvention sert à rendre accessible le théâtre et la culture au plus grand nombre.
A défaut des RHT, vous devriez pouvoir compter sur le Fonds d’indemnisation cantonal… Oui, sauf que tant que le flou règne concernant les RHT, le Fonds d’indemnisation n’intervient pas. Pour le moment, nous n’avons accès ni à l’un ni à l’autre. En mars, la Confédération nous a incités à déposer des demandes de RHT; aujourd’hui, le Théâtre de Carouge apprend par une lettre recommandée de l’Office cantonal de l’emploi genevois qu’il n’y a pas droit, alors que dans d’autres cantons des théâtres peuvent en bénéficier. C’est à n’y rien comprendre.
Vous ne pouvez pas patienter? Le 30 juin, je ne saurai pas comment s’achève financièrement la saison du Théâtre de Carouge. Tant que la question du présent n’est pas réglée, il est difficile d’envisager l’avenir. Surtout, et c’est le sens de la lettre de la FRAS, nous avons besoin que la Confédération et les cantons en concertation avec les villes agissent de concert, et que nous soyons associés à ce travail.
Peut-on reprendre les répétitions? Oui, mais il faudra faire une pause toutes les heures, aérer la salle pendant un quart d’heure, la désinfecter après la répétition. Les comédiens travailleront peut-être masqués et la proximité physique sera limitée à cinq minutes. Toutes ces règles vont modifier les spectacles.
Que faire pour donner envie aux gens de retourner au théâtre? Des créations enthousiasmantes. Ça s’est vérifié à Berlin: des salles sont pleines parce qu’on y donne des spectacles géniaux. Le pire serait qu’on ait une avalanche de monologues la saison prochaine. Les gens ont besoin d’autres transports. ■