Le Tribunal arbitral du sport pointé du doigt
L’instance basée à Lausanne a la main sur les affaires les plus bouillantes, de l’exclusion de Manchester City des compétitions européennes de football à celle de la Russie du sport mondial. Mais elle est régulièrement soupçonnée de manquer d’indépendance
Le château de Béthusy, monument historique lausannois, n’a plus l’âge de pousser ses murs. Ses escaliers monumentaux, son parc bien taillé et le parquet à losanges conféraient un prestige au Tribunal arbitral du sport (TAS), mais le locataire a trop grandi. Créée en 1984 par le Comité international olympique (CIO), l’instance est passée, depuis le début du siècle, de deux à 36 employés, de 30 à 600 affaires par an, et elle déménagera à une autre adresse dans la ville olympique à la fin de 2021.
Au début du mois de juin, l’instance a examiné le cas de Manchester City: le club anglais conteste sa radiation des compétitions européennes pour deux saisons par l’UEFA, qui voulait ainsi le sanctionner pour non-respect des règles du fair-play financier. Une décision est attendue en juillet. Plus tard, le TAS se saisira du dossier Russie, que l’Agence mondiale antidopage (AMA) souhaite bannir du sport mondial pour quatre ans.
Club de football contre fédération, footballeur contre club, athlète contre agence antidopage: voilà ce qui constitue la grande majorité des conflits juridiques qui occupent le TAS. Les enjeux financiers et la floraison d’avocats spécialisés ont nourri la croissance de l’institution, qui s’est imposée comme un acteur central et incontournable du sport professionnel. Sans se débarrasser des soupçons sur son indépendance, qui persistent depuis ses premiers pas.
«Le TAS a fait ses preuves en tant que juridiction indépendante, acquis une certaine reconnaissance de la part des autorités, du Tribunal fédéral et des gouvernements», assure le secrétaire général, Matthieu Reeb.
Dépendance financière
Lunettes rondes, air courtois, ce quinquagénaire qui règne sur le TAS depuis vingt ans et tutoie l’élite des administrateurs du sport répond avec assurance aux critiques émises dans le petit cercle du droit du sport: «Il y a eu de nettes améliorations quant à la transparence et l’indépendance de l’institution. L’activité repose surtout sur le travail des arbitres. Il ne faut pas chercher trop loin et vouloir voir à tout prix une prise d’influence ou des complots.»
Si le TAS n’est pas sous influence, du moins en donne-t-il l’apparence, disent ses détracteurs, qui lui reprochent de ne pas mordre la main qui le nourrit: le mouvement sportif. Pour comprendre, il faut revenir au «péché originel»: la création de l’instance par le CIO.
Maître François Carrard, pape du droit du sport et conseiller du président du CIO de l’époque, Juan Antonio Samaranch, se souvient: «Les organisations sportives étaient très autonomes. C’étaient des clubs de gentlemen, sans véritable contentieux juridique, on se serrait la main. Quand est apparu un besoin de contestation, on a voulu éviter que des histoires sportives encombrent les tribunaux ordinaires: il fallait que les gens qui comprennent les enjeux du sport puissent régler ces affaires. J’ai eu l’idée de l’arbitrage.»
En adoptant ce mode de règlement des conflits extrajudiciaires, le CIO préservait la sacro-sainte autonomie du sport et évitait que les justices nationales ne regardent ses affaires de trop près. En Suisse, il trouvait un droit local favorable à l’arbitrage.
En 1994, le CIO est toutefois invité par la justice nationale à rompre ses liens directs avec le TAS. Il installe alors le Conseil international de l’arbitrage en matière de sport (CIAS), structure responsable de l’administration du tribunal. Pour autant, les liens sont restés étroits. Statutairement, le mouvement sportif nomme 12 des 20 membres du CIAS, qui désignent les huit autres.
«Certains arbitres sont considérés, à tort ou à raison, comme notoirement pro-fédération ou notoirement pro-athlète ou pro-club»
ANTONIO RIGOZZI, AVOCAT
Financièrement, plus de la moitié des fonds alloués au tribunal viennent du mouvement sportif (le reste provient de son activité, à 60% liée au football). «Si le CIO et la FIFA sortent du système, il n’y a plus de budget, commente William Sternheimer, ex-secrétaire général adjoint du TAS et avocat au cabinet Morgan, à Lausanne. La FIFA a déjà menacé de monter son propre système d’arbitrage, comme le basket. Mais, dans les faits, FIFA et CIO font du bon travail, juridiquement. Il est rare qu’il faille réviser une de leurs décisions.»
Le choix du président
Le cas s’est présenté dans des affaires très médiatiques: le TAS a levé en 2012 la suspension du Qatari Mohamed bin Hammam, adversaire du président de la FIFA Sepp Blatter, et celle de nombreux sportifs russes en 2018, à la veille des Jeux olympiques de Pyeongchang, en Corée du Sud. Sepp Blatter et Thomas Bach, président du CIO, n’ont pas caché leur colère. L’affaire s’est réglée entre amis: le président du CIAS est, depuis 2010, l’Australien John
Coates, vice-président du CIO et proche de Thomas Bach. «John Coates n’a aucun rôle opérationnel, assure Matthieu Reeb. Cela met en confiance les acteurs du sport, qui savent que l’argent investi dans le TAS sera géré par quelqu’un qu’ils connaissent.»
Dans les textes, pourtant, le rôle du CIAS est central. Il adopte le code du TAS, choisit le secrétaire général, nomme et récuse les arbitres. Il désigne surtout le président de la chambre arbitrale d’appel – actuellement l’ancienne skieuse Corinne Schmidhauser – qui désigne le président d’une formation arbitrale lorsque le TAS examine un appel, l’essentiel de son activité.
Tous les spécialistes conviennent que le rôle du président dans la procédure est primordial par rapport aux deux autres arbitres, nommés par chacune des parties. «Il faut qu’il soit au-dessus de tout soupçon, or, son choix discrétionnaire est fait par quelqu’un qui, indirectement, a des liens avec le mouvement sportif», dit Mathieu Maisonneuve, professeur de droit public à Aix-Marseille Université.
«Un mauvais procès»
De l’avis général, régler cette question serait simple: demander aux deux co-arbitres de s’accorder sur le nom d’un président. «Cela prendrait du temps, considère Matthieu Reeb. C’est un mauvais procès. Corinne Schmidhauser n’a pas de conflit d’intérêts particulier et connaît la spécificité des arbitres, ce qui lui permet de faire le meilleur choix.»
Le TAS n’avait pas vu de possibles conflits d’intérêts quand Thomas Bach occupait ce même poste (jusqu’en 2013), alors qu’il était vice-président du CIO. Dans les faits, expliquent des connaisseurs des rouages du tribunal, ce sont les conseillers et le secrétaire général qui suggèrent le nom d’un arbitre à Corinne Schmidhauser. Laquelle, comme celui qui est devenu président du CIO auparavant, le valide systématiquement.
Selon nos interlocuteurs, très rares sont les arbitres que l’on pourrait soupçonner de favoriser sciemment la partie qui les a nommés. Mais le profil des arbitres le plus souvent nommés est connu des spécialistes, qui tiennent à jour leur base de données des cas. «Certains arbitres sont considérés, à tort ou à raison, comme notoirement pro-fédération ou notoirement pro-athlète ou proclub, explique Maître Antonio Rigozzi, du cabinet Lévy Kaufmann-Kohler de Genève. Le bon choix d’arbitre ne vous fait pas gagner un cas sans espoir, mais le mauvais choix peut vous faire perdre même un bon cas.»
«Les cas où un arbitre réputé sensible aux intérêts des athlètes a été nommé président par le TAS se comptent sur les doigts de la main, souligne un avocat qui souhaite garder l’anonymat. Ce système permet à l’institution d’orienter la décision même si, dans l’immense majorité des cas, je n’ai jamais eu l’impression que l’arbitre était partial.»
Plus d’implication des Etats?
Boris Vittoz, qui fut arbitre avant de disparaître de la liste en 2019, admet que «certains ont été biberonnés au monde des fédérations sportives et font preuve d’une plus grande compréhension. Ces arbitres agissent en toute impartialité, mais on vient tous d’un certain milieu. Pour faire taire les critiques, il suffirait de couper le lien entre CIAS et secrétaire général, et de créer une cour d’arbitrage internationale, composée de personnalités indiscutables qui désigneraient les arbitres.»
Trente-six ans après la création du TAS, l’arbitrage demeure le meilleur moyen de dire la justice dans la plupart des litiges du sport international. «La justice arbitrale ne trouve ses limites que dans des affaires très complexes, comme le cas de [l’athlète hyperandrogène] Caster Semenya, dit l’ex-conseillère du TAS Despina Mavromati. Le système fonctionne assez bien et convient aux affaires contractuelles ou de dopage. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’amélioration possible.»
Considérant qu’il faut impliquer plus fortement les Etats dans la justice sportive, François Carrard estime «venu le temps de faire du TAS un tribunal international du sport, par le truchement d’une convention internationale». Une suggestion que Matthieu Reeb accueille poliment mais avec circonspection: «Je ne suis pas hostile à cette évolution, mais je ne vois pas les contours que cette institution pourrait prendre. Mon seul espoir, c’est que le TAS continue à disposer d’une certaine flexibilité et d’une rapidité d’adaptation.» Elles seront nécessaires à sa survie, si les bataillons d’avocats de Manchester City ou de la Russie décident de mettre le système à l’épreuve.
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