De la difficulté de concilier vie professionnelle et engagement militant
S’engager dans un parti, manifester contre le racisme, faire la grève du climat... Il n’est pas toujours simple de conjuguer engagement politique ou associatif et son métier. La loi n’est pas claire sur le sujet
Pour Jonas*, ce nouveau job avait déjà mal commencé. Lorsqu’il a été embauché comme assistant dans une agence immobilière il y a quelques années, beaucoup se sont étonnés de le voir arriver. La raison? Jonas est engagé à gauche de l’échiquier politique. «Dès le début, je n’ai pas eu beaucoup de soutien dans l’entreprise, hormis celui de mon patron, se souvient-il. Beaucoup de gens lui disaient qu’il n’aurait pas dû embaucher un «gauchiste». Ma soirée de bienvenue a été très gênante, on m’a demandé comment ça se faisait que je sois là. On ne me faisait pas forcément confiance, on doutait de mon intégrité et de ma motivation.»
Les choses empirent quand Jonas décide de se syndiquer. «On m’a dit entre quatre yeux de ne pas faire mon gauchiste.» La situation se dégrade encore lorsque Jonas défend certains collègues en situation délicate ou exprime des opinions différentes. «J’ai finalement été licencié, officiellement en raison de restructurations économiques.»
«J’ai mis du temps à m’en remettre»
Si le militant travaille désormais dans un autre domaine, cette période représente pour lui un traumatisme: «J’ai mis du temps à m’en remettre, et quand je passe devant les bureaux, j’y pense à chaque fois. C’est dur de ne pas être accepté comme on est, avec ses convictions.»
Un engagement politique, associatif ou autre n’est pas toujours compatible avec un poste dans un milieu qui prône d’autres valeurs. De l’autre bord politique, Martin* s’en est aussi rendu compte. «Dans des associations humanitaires et culturelles dans lesquelles je me suis engagé, il y avait surtout des personnes de gauche. Au début, ils ont eu peur que mon arrivée leur nuise, que je sois là davantage pour agrandir mon réseau que pour une motivation humaine. Ils étaient très distants.»
Dans ses cours à l’université, au contraire, son engagement à droite lui vaut une certaine considération. «On me sollicitait plutôt davantage, pour des présentations par exemple, parce que j’ai une expérience politique et oratoire», rapporte Martin.
Mais que dit la loi? Rien! La jurisprudence a cependant dégagé quelques lignes. Elle admet que travailler pour un parti ou une association militante, bref pour un employeur avec un but idéal, est un engagement fort avec souvent une identification marquée entre des valeurs personnelles et celles affichées par l’employeur. Mais que l’employé peut garder sa personnalité: «Il faut à la fois tenir compte du devoir de loyauté et de fidélité de l’employé qui apparaît dans le code des obligations, et des libertés de conscience et de croyance, d’opinion, d’association et syndicale, qui sont des droits constitutionnels», répond Michel Chavanne, avocat spécialiste en droit du travail.
Concrètement, il y a deux éléments principaux à considérer, note l’avocat: «D’abord, un devoir de fidélité accru: on comprendra qu’en travaillant pour une association patronale ou une Eglise par exemple on soit soumis à un devoir de réserve, on ne peut pas afficher publiquement une opinion fondamentalement contraire à celle de son employeur.»
Michel Chavanne rappelle qu’il en va de même pour les collaborateurs de l’Etat. «Ils peuvent être membres de n’importe quel parti, mais ne doivent pas mettre à mal l’Etat.» Il mentionne ainsi le cas
«Dans l’entreprise, on ne me faisait pas forcément confiance, on doutait de mon intégrité et de ma motivation» JONAS*, ENGAGÉ À GAUCHE DE L’ÉCHIQUIER POLITIQUE
de Hani Ramadan, enseignant de français à Genève, licencié parce qu’il avait défendu en 2002 l’application de la charia et la lapidation des femmes adultères dans une tribune publiée dans Le Monde.
La seconde dimension à prendre en compte est celle de la fonction: plus elle est élevée et publique, plus la liberté de l’employé peut être réduite. «S’il s’agit du directeur d’une institution, ou du porte-parole, certains engagements dans le cadre de sa vie privée peuvent poser problème. Mais un employé qui prendrait par exemple position pour l’initiative sur les multinationales responsables ne pourrait pas en être empêché par son employeur, fût-ce une multinationale, prévient Michel Chavanne. Un licenciement pour cette raison serait abusif, mais encore faut-il pouvoir prouver qu’il est dû à cet acte, ce qui est en pratique compliqué.»
Si certaines interdictions sont claires dès l’embauche, les décalages entre un secteur et un profil sont parfois plus informels. «Certaines personnes détonnent au travail, elles n’ont pas le style ou l’attitude qui peut correspondre à leur milieu professionnel, constate Muriel Surdez, professeure de sociologie des professions et du travail à l’Université de Fribourg. Ce n’est pas forcément explicite, mais ce peut être assez fort.»
Le climat, un combat «normal»
Et chaque secteur a sa propre culture professionnelle. Des études montrent ainsi que les ingénieurs ne souhaitent souvent pas être associés à un camp politique, ils préfèrent se positionner au cas par cas, ce qui leur paraît plus «rationnel» et «scientifique», note Muriel Surdez. Autre exemple: «Les médecins, eux, ne sont pas habitués à s’organiser pour faire grève, en tout cas en Suisse, car habituellement ils ont d’autres canaux pour se faire entendre.»
Les moyens d’action, davantage que le fond, font grincer certaines dents. «Bloquer un pont pour manifester peut scandaliser dans certains milieux, observe Muriel Surdez. Mais se rendre à une grève pour le climat, par exemple, c’est devenu tout à fait normal, estime la professeure. Les prises de position qui détonnent ont évolué et évolueront encore.» ▅
* Prénom d’emprunt