Aux Etats-Unis, le monde du stock-car prend le virage antiraciste
A l’heure où l’on déboulonne des statues, la Nascar fait tomber un symbole, et pas des moindres: le drapeau confédéré. En l’interdisant, l’organisation rappelle l’histoire d’un sport étroitement lié à son territoire
Ecouter de la country ou écouter vrombir des moteurs sur l’asphalte brûlant, c’est entendre la même musique: celle du folklore du sud-est des Etats-Unis, où les courses de stock-car (voiture de série) sont une religion. Avec une croix bleue posée sur fond rouge comme principal objet liturgique. Le drapeau confédéré, symbole du Sud esclavagiste et raciste durant la guerre de Sécession, est aujourd’hui fièrement brandi lors de ces épreuves sur circuit ovale. Mais même ici, les choses ont bougé depuis la mort de George Floyd, asphyxié sous le genou d’un policier à la vue du monde.
Mutisme durant l’hymne
Darrell «Bubba» Wallace, seul pilote noir de l’organisation, est monté au front la semaine passée pour demander l’interdiction du drapeau confédéré. Il a trouvé depuis un noeud coulant laissé devant la porte de son garage mais – et alors qu’elle faisait l’autruche depuis des années – l’association a immédiatement interdit l’étoffe, au motif que «la présence du drapeau confédéré aux événements Nascar est contraire à notre engagement de fournir un environnement accueillant et inclusif aux fans, aux concurrents, ainsi qu’aux membres de notre entreprise». Pour faire bon poids, l’association ajoute dans son communiqué qu’elle tolérera désormais les «protestations silencieuses» lors de l’hymne américain joué avant les courses.
Fan de ce sport, Colin Yates est journaliste à ESPN. Mais, Noir, il n’a jusque-là jamais mis un pied près d’une piste de Nascar. «Tout simplement parce que je ne me sens pas d’être dans un lieu où des gens sont suffisamment à l’aise pour agiter un tel symbole», regrette-t-il, encore surpris de cette «immense nouvelle». La semaine dernière à Miami, Bubba Wallace s’est affiché à l’avant-course avec un t-shirt marqué de l’inscription «I can’t breathe». Et sa Chevrolet peinturlurée de logos de sponsors était aussi marquée du slogan «Black Lives Matter». La plupart de ses concurrents blancs ont montré leur solidarité et l’ont soutenu, mais que se passera-t-il quand les circuits, limités à 1000 personnes en raison du Covid-19, accueilleront de nouveau des myriades de spectateurs venus célébrer leur culture?
Contrebandiers d’alcool
Avant l’asphalte, c’était la poussière. Les courses de stock-car ont commencé dans les années 1930 durant la prohibition. Les moonshiners (contrebandiers d’alcool) roulaient à toute blinde pour échapper à la police avec leurs Ford T trafiquées. Ils découvraient l’adrénaline de la poursuite sur les routes du Tennessee, de la Caroline ou de Virginie puis se défiaient entre eux. La Nascar est créée en 1948. Daniel Pierce, professeur d’histoire à l’Université de Caroline du Nord, à Asheville, raconte cette histoire dans le livre Real NASCAR. «Les gens du Sud se sont vite reconnus dans ces pilotes au volant de voitures que tout le monde peut conduire et se créant dans l’illégalité, en faisant un bras d’honneur à l’establishment, aux Yankees. Dans le Sud, c’est important de croire à cette légende. C’est aussi pourquoi le drapeau confédéré compte pour les gens de cette région. Mais le fait est que ce drapeau qu’ils défendent est bien un emblème du racisme en Amérique au passé comme au présent.»
Ces fans-là se sont longtemps cachés derrière la rhétorique «Heritage not hate» («L’héritage, pas la haine») pour justifier d’agiter le drapeau confédéré. «Mais l’héritage est haineux donc raciste», poursuit l’historien. Des vents contraires ont soufflé après l’annonce de la Nascar. Le pilote Ray Ciccarelli a annoncé qu’il quitterait l’organisation en fin de saison. Le vétéran a pesté: «Je ne crois pas dans le fait de s’agenouiller durant l’hymne ni d’empêcher les gens de brandir le drapeau de leur choix.» Le fabricant de casques Beam Design a vu des pilotes tels que Jimmie Johnson, Bubba Wallace ou Ryan Blaney rompre leur partenariat après que l’entreprise a critiqué sur les réseaux sociaux le bannissement du drapeau confédéré. Il y a deux mois, un pilote, Kyle Larson, a été viré de son équipe pour avoir utilisé le «n-word» alors qu’il était en live sur Twitch lors d’une partie de jeu vidéo.
Aussi un coup marketing
Malgré une démocratisation sur tout le territoire américain dans les années 1990, l’univers Nascar reste blanc et conservateur. «En Amérique, les gens n’ont pas le temps de ramasser toutes les miettes éparpillées du racisme. Il y en a trop, image Colin Yates avec fatalisme. Les gens veulent prendre du plaisir aussi, certains combats n’ont pas l’air d’être gagnables, alors ils s’occupent de leur vie. Et le drapeau confédéré peut perdurer.» Le journaliste pense toutefois qu’avec cette décision l’organisation pourra accélérer son ouverture vers d’autres publics. «C’est sûrement un coup marketing aussi, ils ont dû être encouragés à faire ça par les sponsors, mais peu importe, c’est la bonne direction.»
Depuis une trentaine d’années, la Nascar tente d’élargir sa base. Elle s’est particulièrement bien implantée en Californie, dont est originaire Jimmie Johnson, le plus grand pilote de la décennie passée. Le temps des moonshiners est loin, aujourd’hui la majorité des pilotes ne vient plus du Sud. En 2004, l’association a lancé D4D (Drive for Diversity) afin de favoriser l’accès des femmes et des minorités à la compétition. En 2013, Danica
Au sud-est des Etats-Unis, les courses de stock-car sont une religion
Patrick est devenue la première femme à prendre la pole au Daytona 500, et à courir cinq saisons en Nascar (de 2013 à 2018).
Mais cette nouvelle identité que l’organisation tente de créer a aussi participé à vider ses stands. Le modèle est en transition. Le revenu annuel est passé de 814 millions de dollars en 2007 à 660 millions en 2017, selon Statista. Ce monde «covidé» nous rappelle trop bien que les fans font partie intégrante du spectacle sportif. Avec l’interdiction du drapeau confédéré, la Nascar accélère sa transition. Comme le football anglais qui a viré ses hooligans, elle gentrifie ses tribunes. Les puristes trouveront à redire que le sport a «perdu son âme». On leur objectera que c’était une âme chargée de racisme.
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