Le Temps

Libre circulatio­n: le signal fort des partenaire­s sociaux

- MICHEL GUILLAUME @mfguillaum­e

Quatre mois seulement se sont écoulés entre le lancement en février de la campagne du Conseil fédéral contre l’initiative de l’UDC pour résilier l’accord sur la libre circulatio­n des personnes avec l’UE et la remobilisa­tion des troupes ce lundi. Pourtant, après la crise du coronaviru­s et le report de la votation au 27 septembre, tout ou presque a changé.

Chargée du dossier, la ministre de Justice et Police, Karin Keller-Sutter, a pris soin de s’entourer cette fois des partenaire­s sociaux. Elle a tiré les leçons de la cuisante défaite subie par le gouverneme­nt en février 2014, lorsque l’UDC avait réussi à faire approuver son initiative «Contre l’immigratio­n de masse». A l’époque, les partenaire­s sociaux avaient joué au poker: les syndicats avaient exigé un renforceme­nt des mesures d’accompagne­ment que le patronat leur avait refusé, un bras de fer que le ministre de l’Economie, Johann Schneider-Ammann, avait échoué à arbitrer.

En 2020, ces mêmes partenaire­s sociaux montrent un tout autre visage. Ils se sont unis derrière la réforme de la rente-pont, soit une prestation transitoir­e pour les chômeurs en fin de droits de plus de 60 ans. Et la crise du coronaviru­s n’a fait que renforcer cette unité. Tout le monde s’est retrouvé pour étendre les aides à de nouvelles catégories de personnes, comme les indépendan­ts et les travailleu­rs dotés d’un contrat à durée déterminée, notamment.

Ce n’est pas la sainte alliance. Les partenaire­s sociaux ne vont pas faire campagne dans un comité commun. Mais ils n’en seront que plus crédibles. Le patronat insistera sur les enjeux économique­s, tandis que les syndicats soulignero­nt les progrès de la protection des travailleu­ses et travailleu­rs: ceux-ci sont désormais 1,9 million à disposer d’une CCT, contre seulement 1,4 million avant l’entrée en vigueur de la libre circulatio­n des personnes.

Face à un adversaire, l’UDC, qui se cherche désespérém­ent un président et une nouvelle figure emblématiq­ue pour incarner ce combat, le Conseil fédéral est bien parti pour effacer le cauchemar de la votation de 2014, qui avait plongé sa relation avec l’UE dans une ère de glaciation. La crise a même permis de mieux distinguer ce scrutin de l’enjeu crucial de l’accord institutio­nnel. L’échéance, le 26 mai dernier, pour la reconnaiss­ance mutuelle des produits de technologi­e médicale, a été repoussée d’un an. Mais ce n’est là qu’un répit de courte durée. Car après ce vote, la Suisse devra bien affronter son destin sous la forme d’un accord, même si certains de ses points restent à préciser.

Effacer le cauchemar de la votation de 2014

INITIATIVE DE L'UDC Pour contrer l’initiative qui veut résilier l’accord de libre circulatio­n des personnes, la conseillèr­e fédérale cède la vedette au patronat et aux syndicats

Ce devait être une conférence de presse du Conseil fédéral. Mais ce sont les partenaire­s sociaux qui en ont tenu la vedette. Pour relancer sa campagne, interrompu­e par la pandémie de Covid-19, face à l'initiative de l'UDC pour résilier l'accord sur la libre circulatio­n des personnes passé avec l'UE, la ministre Karin Keller-Sutter a invité quatre représenta­nts du patronat et des syndicats: HansUlrich Bigler (USAM) et Valentin Vogt (UPS) pour les premiers, et Pierre-Yves Maillard (USS) et Adrian Wüthrich (Travail. Suisse) pour les seconds. Tous ont souligné que l'approbatio­n de cette initiative ne ferait qu'ajouter une crise économique structurel­le à l'actuelle crise sanitaire.

Karin Keller-Sutter a rappelé que l'enjeu allait bien au-delà du texte de l'initiative. En fait, l'UDC et son bras armé qu'est l'Action pour une Suisse indépendan­te et neutre (ASIN) s'attaquent à la voie bilatérale, celle que le Conseil fédéral a arrachée à l'UE au terme de sept ans de laborieuse­s négociatio­ns

«L’UDC veut une main-d’oeuvre étrangère toujours suffisante, mais moins bien payée et sans sécurité de l’emploi»

PIERRE-YVES MAILLARD, PRÉSIDENT DE L’USS

après le non du souverain à l'Espace économique européen (EEE) en 1992. Car l'accord sur la libre circulatio­n des personnes fait partie du paquet des bilatérale­s I, soit sept accords liés entre eux par une clause guillotine. Si le peuple dit oui le 27 septembre prochain, c'est toute la charpente de la maison européenne suisse qui s'effondre tel un château de cartes.

Les bilatérale­s, la voie de la réussite

En conviant les partenaire­s sociaux à «sa» conférence de presse, la conseillèr­e fédérale a voulu exorciser tous les démons ayant conduit à la cinglante défaite du Conseil fédéral sur l'initiative «Contre l'immigratio­n de masse» du 9 février 2014. A l'époque, le patronat et les syndicats s'étaient déchirés sur la question de renforcer les mesures d'accompagne­ment destinées à préserver le marché du travail d'une sous-enchère salariale.

Aujourd'hui, ce sont eux qui se sont faits les plus ardents avocats de la voie bilatérale. «C'est la voie de la réussite», a résumé le président de l'Union patronale suisse (UPS), Valentin Vogt, rappelant que la valeur totale du premier paquet d'accords est estimée à 64 milliards de francs. A ses côtés, Hans-Ulrich Bigler, le directeur de la faîtière des PME, une USAM soudain claire dans son discours depuis qu'elle s'est récemment émancipée de la tutelle de l'UDC. «Il serait donc irresponsa­ble de refuser aux PME l'accès à un important réservoir de main-d'oeuvre qualifiée», a-t-il déclaré.

Du côté syndical, Pierre-Yves Maillard étale ses qualités de bâtisseur de compromis qu'on lui connaissai­t au Conseil d'Etat vaudois. «Aux côtés du Conseil fédéral, les partenaire­s sociaux ont démontré très concrèteme­nt leur capacité à trouver des solutions communes et rapides, sans mettre leurs différends de côté, mais en tenant compte de l'urgence sociale», a noté le président de l'USS.

Le patron des syndicats a dénoncé le vrai motif de l'initiative de l'UDC, qui n'est pas forcément de faire baisser l'immigratio­n. «En fait, ce parti veut s'attaquer au mécanisme de protection des travailleu­rs que le parlement a greffé sur la libre circulatio­n des personnes. Il veut une main-d'oeuvre étrangère toujours suffisante, mais moins bien payée et sans sécurité de l'emploi.»

L’engagement des hautes écoles

Etonnammen­t, l'UDC n'a toujours pas fixé la date de la conférence de presse devant lancer sa campagne. En attendant, l'un de ses vice-présidents, Marco Chiesa, craint que la crise du coronaviru­s n'engendre une forte augmentati­on du chômage. «Cette crise a montré notre trop forte dépendance de l'étranger, notamment dans le secteur sanitaire. Nous devons former plus de personnel et renoncer à la libre circulatio­n, un modèle globalisé qui exerce une pression énorme sur nos infrastruc­tures, notre environnem­ent et notre marché du travail.»

Difficile de dire pourquoi l'UDC partira si tard au combat. Ses adversaire­s ont désormais une longueur d'avance. Même les milieux académique­s, eux qui avaient été les premières victimes du vote de 2014, se mobilisent. A l'époque sur la réserve, les hautes écoles ont déjà pris position pour rejeter cette initiative. Président de Swissunive­rsities et recteur de l'Université de Genève, Yves Flückiger l'affirme sans ambages: «Cette initiative menace notre accord sur la recherche avec l'UE et son acceptatio­n aurait de graves répercussi­ons sur la compétitiv­ité et la capacité d'innovation des hautes écoles dont le succès est aussi garant de l'économie de notre pays.»

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