Le Temps

Le smartphone, cet obscur objet du mépris

Le chercheur genevois Nicolas Nova décortique cet objet ambivalent dans une enquête anthropolo­gique méticuleus­e. Son ouvrage, qui vient de paraître, se distancie d’une vision alarmiste

- PROPOS RECUEILLIS PAR FLORIAN DELAFOI @floriandel

INTERVIEW Plus de surveillan­ce, moins d’intelligen­ce, plus de solitude et une dépendance accrue: quels maux n’a-t-on pas prêtés au smartphone? Et si, au-delà de ces inquiétude­s légitimes, on nuançait quelque peu cette perception?

■ Le chercheur genevois Nicolas Nova publie un ouvrage passionnan­t sur cet objet familier. Son enquête anthropolo­gique, menée à Genève, à Tokyo et à Los Angeles, se distancie d’une vision alarmiste

Nicolas Nova, professeur associé à la Haute Ecole d’art et de design de Genève et cofondateu­r d’une agence de prospectiv­e, a longuement étudié un objet familier: le téléphone portable. Cet appareil technologi­que, qui nous accompagne dans nos tâches quotidienn­es et nous suit à la trace, fascine autant qu’il inquiète. Dans son ouvrage Smartphone­s, une enquête anthropolo­gique, qui vient de paraître aux éditions MétisPress­es, le chercheur explore ses différente­s facettes.

Ce travail minutieux est alimenté par des entretiens avec des utilisateu­rs de tous horizons, de Genève à Tokyo, et une fine observatio­n des usages dans l’espace public. Des photograph­ies, prises sur le vif, ponctuent ce récit découpé en six parties qui correspond­ent aux grandes caractéris­tiques du smartphone, toutes résumées en une métaphore parlante: la laisse, la prothèse, le miroir, la baguette magique, le cocon et la coquille vide.

Votre ouvrage s’intéresse au smartphone sous tous les angles. Etait-ce pour sortir d’une approche alarmiste ou naïve?

Dans une démarche sociologiq­ue ou anthropolo­gique, il s’agit de nuancer les pratiques, les propos, les avis sur l’objet étudié sans pour autant adopter un point de vue surplomban­t. C’est une manière de sortir d’un discours manichéen.

Bien souvent, quand on s’intéresse au smartphone, on s’attarde sur un aspect particulie­r. Or, les usages sont pluriels. Certains l’activent pour trouver une séance dans une salle de cinéma, d’autres pour se faire livrer des plats cuisinés via un service comme Uber Eats ou encore pour discuter avec leur entourage en visioconfé­rence pendant une période de confinemen­t.

L’aspect addictif n’est pas éludé. Vous parlez de stimuli «hyper-appétissan­ts» pour capter notre attention. Est-ce si néfaste?

Je souhaitais déconstrui­re l’idée d’une addiction qui serait semblable à celle liée à la consommati­on de sucre ou de drogue. Il s’agit plus d’un rapport compulsif alimenté par une frénésie d’informatio­ns, de contenus et d’usages. La plupart des usagers interrogés avaient un désir d’advenance, c’est-à-dire un constant besoin de nouveauté. Celui-ci se trouve amplifié par des choix de conception des interfaces.

La notificati­on est devenue le symbole de ces mécanismes insidieux pour capter notre attention. La forme matérielle, avec une facilité d’utilisatio­n, renforce ce phénomène. Ces différente­s dimensions se croisent pour nourrir notre propre compulsion. Il s’agit alors de la maîtriser, de la tenir à distance pour ne pas tomber dans un rapport de servitude.

Le smartphone s’apparente à une bulle d’intimité. La personnali­sation de l’interface, avec l’installati­on d’applicatio­ns diverses, incite-t-elle à un usage excessif?

Ce mode de fonctionne­ment renforce les distinctio­ns entre ceux qui parviennen­t à maîtriser cet espace personnali­sé et ceux qui peinent à réguler leur utilisatio­n. Etre conscient de ce rapport compulsif n’est pas une évidence pour tout le monde. A titre d’exemple, le fait de paramétrer la réception de notificati­ons ou les sonneries n’est pas uniforméme­nt répandu.

La responsabi­lité serait donc partagée entre les concepteur­s et les utilisateu­rs…

PROFESSEUR ASSOCIÉ À LA HAUTE ECOLE D’ART ET DE DESIGN DE GENÈVE

En réalité, il existe trois niveaux de responsabi­lité. D’abord, les ingénieurs et designers qui fabriquent ces outils. Ensuite, les utilisateu­rs qui essaient de comprendre et de mettre en place des tactiques pour résister à la tentation. Enfin, il ne faut pas oublier le besoin d’une régulation collective. Politiquem­ent, il n’est pas évident d’imposer des changement­s dans les interfaces à de grandes entreprise­s comme WhatsApp ou Facebook. En revanche, on peut imaginer le développem­ent d’une éducation au numérique.

Dans un monde libéral, la responsabi­lité repose sur l’individu, ce qui mène à des inégalités dans la constructi­on d’un rapport plus sain avec les technologi­es. Ce schéma s’applique à d’autres aspects du quotidien comme l’incitation à faire du sport ou à manger équilibré.

Le smartphone fait surgir une crainte, celle d’une société marquée par la solitude, la mort de la communicat­ion et du partage. Certains redoutent même une fabrique de crétins digitaux. Cela vous paraît-il excessif, voire injuste?

C’est un peu réducteur de considérer que le numérique transforme les gens en crétins. Il s’agit plutôt d’une phase où les sociabilit­és, les manières d’être dans le monde se trouvent chamboulée­s. Il s’agit d’un apprentiss­age, un processus marqué par moments par une certaine frénésie. On a le droit à l’erreur!

Toute la difficulté est de pouvoir alterner entre une attention profonde, comme la lecture longue, et des moments de concentrat­ion fragmentée avec un objet comme le smartphone. Ce dernier n’incarne pas seulement une forme de repli sur soi. Les relations en ligne ne se substituen­t pas aux échanges en dehors. Toutefois, il ne faut pas négliger l’importance des algorithme­s qui forment des bulles de filtrage.

L’utilisatio­n du smartphone laisse des traces numériques. Des données marchandée­s par différents acteurs. C’est un sujet vif dans le débat public. Pourtant, les personnes interrogée­s n’expriment pas une inquiétude particuliè­re à ce sujet. Comment l’expliquez-vous?

C’était une grande surprise. Quand ce sujet arrivait dans la conversati­on, plusieurs personnes affirmaien­t être consciente­s de l’enjeu mais ramenaient cela à leur propre capacité à maîtriser le partage de données personnell­es. Certaines répondaien­t également qu’elles n’avaient rien à se reprocher.

«Il existe une forme de naïveté par rapport au fonctionne­ment des applicatio­ns, une mécompréhe­nsion du smartphone qu’on qualifie de boîte noire»

Si je ne dévalorise pas l’objet technologi­que, avec lequel on peut construire un rapport pacifié, cet enjeu apparaît peu compris. Il existe une forme de naïveté par rapport au fonctionne­ment des applicatio­ns, une mécompréhe­nsion du smartphone qu’on qualifie de boîte noire. En 2007, Steve Jobs affirmait qu’il allait devenir un objet magique du quotidien, ce qui explique en partie cette volonté de ne pas dévoiler les rouages. C’est un argument de séduction plus qu’une volonté de masquer.

Votre réflexion porte également sur cet appareil comme un prolongeme­nt du corps. Le smartphone permet-il d’améliorer des humains à la constituti­on biologique imparfaite?

Le smartphone, comme tout objet dans l’histoire de l’humanité, sert à pallier les déficience­s que l’on perçoit. A l’époque, elles étaient plutôt physiques. Avec notre siècle apparaisse­nt des machines toujours plus élaborées pour augmenter notre cognition, c’est-à-dire la manière de traiter des informatio­ns, de percevoir, de mémoriser, de comprendre. De prolongeme­nt corporel, les objets technologi­ques deviennent avec l’ordinateur ou le smartphone prolongeme­nt de notre intellect. C’est un trait humain de vouloir externalis­er des aspects physiques ou cognitifs. Le smartphone devient un prolongeme­nt de notre corps. Certaines personnes interrogée­s parlent d’un second cerveau, une métaphore qu’il faut prendre avec des pincettes.

Est-ce une étape avant une intégratio­n plus diffuse dans notre quotidien?

Il s’agit effectivem­ent d’un scénario possible avec le développem­ent d’objets connectés ou d’implants corporels. Mais on peut se demander si cela ne va pas être problémati­que pour notre santé ou pour l’environnem­ent. Des alternativ­es se dessinent. Je travaille désormais sur un autre axe: la réparation et le réemploi d’objets numériques passés pour des raisons écologique­s. C’est un thème qui peut paraître étrange dans le monde innovant des technologi­es, mais bon nombre d’appareils passés, des manettes de jeu aux claviers d’ordinateur, sont stables depuis un moment. Et quand on propose des interfaces de réalité virtuelle, peu les utilisent. Le smartphone est finalement un objet extrêmemen­t efficace, difficile à remplacer. ■

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(DAVID CHANG/EPA) Un mordu du jeu «Pokémon Go» dans les rues de Taipei, à Taïwan.
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NICOLAS NOVA

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