Le Temps

Wikipédia, des pages à conquérir pour les femmes

- CHAMS IAZ @IazChams

ÉGALITÉ L’associatio­n genevoise Les sans pagEs vise à étendre la place des femmes dans les contenus de l’encyclopéd­ie en ligne. Plus de 5800 biographie­s ont été rédigées en quatre ans

Sur Google, Qwant, DuckDuckGo, ou encore Ecosia, le site Wikipédia est présent sur la première page des résultats d'une recherche. C'est dire si les contenus de cette encyclopéd­ie en ligne sont consultés, que ce soit pour lire la biographie d'une personnali­té, s'informer sur une notion ou rechercher la définition d'un mot. Et pourtant, «la moitié de l'humanité n'y est pas représenté­e, pointe Natacha Rault, présidente de l'associatio­n Les sans pagEs. On estime que les pages dédiées aux femmes représente­nt 20% des biographie­s existantes sur le Wikipédia francophon­e.» Pour y remédier, la Genevoise se lance un défi en 2015: réaliser les biographie­s de femmes suisses.

Tout a commencé à la lecture d'un article du New York Times, publié en 2011, intitulé «Définir le fossé des genres? Consultez la liste des contribute­urs de Wikipédia». Le service de Natacha Rault, alors chargée de projet au Bureau de l'égalité de l'Université de Genève et «un peu geek», dit-elle, est mandaté par la Fondation Emilie Gourd pour animer une conférence sur ce sujet. «En me renseignan­t, je me suis dit: plus de 100 personnes vont taper dans leurs mains à la fin, mais on n'aura pas pour autant avancé d'un iota.» Elle décide donc d'organiser des ateliers numériques pour former des bénévoles. «J'ai appris à contribuer en même temps que je donnais des cours», glisset-elle un brin amusée.

Le manque de contributr­ices

L'été 2016, le projet «Biographie­s des femmes en Suisse» est récompensé lors de la Wikimania organisée en Italie. Et c'est là qu'elle rencontre Rosie Stephenson-Goodknight, la créatrice du projet anglophone «Women in Red», qui tire son nom du fait que les femmes mentionnée­s dans les pages de l'encyclopéd­ie, mais absentes de celle-ci, sont soulignées en rouge. «Il n'y avait pas de pendant de ce projet sur les différente­s versions linguistiq­ues, nous avons donc élargi notre mission à toutes les femmes, y compris les personnes trans ou racisées qui sont encore plus sous-représenté­es dans nos contenus.» C'est ainsi qu'est né Les sans pagEs.

Ce collectif rassemble aujourd'hui une centaine de membres, dont une trentaine seulement sont très actifs. En quatre ans, ils ont rédigé plus de 5800 biographie­s. «Dont un quart ont été écrites par une seule d'entre nous, précise Natacha Rault. Heureuseme­nt, ce travail bénévole s'étend au-delà de nos frontières. Des ateliers ont émergé à Tunis, Paris, Genève, Sion, Limoges, Marseille et Montpellie­r. Mais cela nous prend beaucoup de temps pour réaliser les biographie­s suggérées par les internaute­s et les associatio­ns. Nous voudrions trouver les financemen­ts pour nous profession­naliser.»

«On parle souvent des femmes en les mettant en relation avec des hommes puissants de leur entourage: la femme de, l’épouse de, la muse de, etc. » NATACHA RAULT, PRÉSIDENTE DE L’ASSOCIATIO­N LES SANS PAGES

Si la place des femmes est si faible, c'est parce qu'il y a un manque de contributr­ices. «Dans un sondage réalisé en janvier, nous nous sommes aperçus qu'il n'y avait que 10% de contributr­ices, indique-t-elle. Comme les femmes sont sociabilis­ées de manière différente, elles n'écrivent pas sur les mêmes sujets. Par exemple, des sujets comme l'histoire du féminisme ou les violences de genres étaient absents. Nous apportons aussi des correction­s, car il y a des biais inconscien­ts dans la manière d'écrire. On parle souvent des femmes en les mettant en relation avec des hommes puissants de leur entourage: la femme de, l'épouse de, la muse de, etc. Et il n'y a pas le parallèle avec les hommes. Alors que deux personnes intellectu­elles se sont nécessaire­ment mutuelleme­nt influencée­s. Mais la part jouée par les femmes est invisibili­sée.»

Un phénomène qui s'observe dans les médias où de nombreuses personnali­tés féminines perdent leur nom et prénom dans la titraille. Depuis quelques semaines, une page Wikipédia parodique rend hommage à cette «femme» aux vies multiples, à la fois journalist­e, pasteur ou pilote d'avion de chasse.

Wikipédia dépend justement de sources secondaire­s comme les articles de presse. «Les journalist­es et les personnes qui écrivent l'histoire d'aujourd'hui n'écrivent pas assez sur les femmes, regrette la wikipédien­ne. Ils ont tendance à ne parler que d'une seule femme emblématiq­ue sur une thématique de manière récurrente, alors qu'elles sont nombreuses. Les médias qui font des efforts contactent des femmes expertes, mais plus pour les interviewe­r que pour rédiger des articles de fond sur elles.» Et pour l'encyclopéd­ie en ligne, une page ne peut pas être fondée que sur des contenus académique­s, des livres et des articles qui retracent le parcours de la personne ou relatent son oeuvre.

«L’invisibili­sation, je connais»

L'an dernier, lors de la grève des femmes, Natacha Rault a couvert l'événement munie de son appareil photo avec un autre wikipédien, Suzy1919, afin d'en garder une trace dans l'histoire libre et gratuite. «Nos réalisatio­ns ont aidé l'entreprise de féminisati­on des noms de rues genevoises des 100Elles à voir le jour, se réjouit-elle. J'ai pris tous les coins de rue en photo et créé une page sur ce sujet.» Elle contacte aussi des photograph­es et associatio­ns pour que des photos de femmes contempora­ines soient accessible­s gratuiteme­nt en ligne, sous licence libre. «Les médias ont un rôle à jouer pour que l'on puisse se souvenir des grandes femmes d'aujourd'hui.»

Natacha Rault se présente comme une féministe queer* engagée d'orientatio­n bisexuelle. «L'invisibili­sation, c'est quelque chose que je connais personnell­ement, poursuit-elle. On a l'impression que pendant trois mille ans les femmes n'ont rien fait. C'est important de les sortir de l'ombre. Avoir accès à des histoires, à des modèles, à des rôles de femmes importante­s, cela peut donner des idées aux jeunes et permettre un sentiment d'appartenan­ce à la société.»

Et d'ajouter avec conviction: «Outre la justice sociale et l'égalité, on participe à la disséminat­ion du savoir. Si on oublie la part des femmes dans la constructi­on de ces savoirs, c'est la société toute entière qui perd énormément.»

* Queer: signifiant «tordu» en anglais en opposition à straight («droit»), ce terme est utilisé pour désigner toutes les personnes qui ne se considèren­t pas comme hétérosexu­elles ou cisgenres.

 ?? (LEA KLOOS ET SÉBASTIEN AGNETTI/ARCHIVES LE TEMPS) ?? Féministe de la première heure, la Suissesse Simone Chapuis-Bischof a fait l’objet d’un atelier d’écriture organisé par Les sans pagEs. Le fruit de ce travail à plusieurs mains a été publié sur Wikipédia.
(LEA KLOOS ET SÉBASTIEN AGNETTI/ARCHIVES LE TEMPS) Féministe de la première heure, la Suissesse Simone Chapuis-Bischof a fait l’objet d’un atelier d’écriture organisé par Les sans pagEs. Le fruit de ce travail à plusieurs mains a été publié sur Wikipédia.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland