Les transplantations victimes du Covid-19
Les dons et greffes d’organes ont souffert pendant la pandémie, tombant à des niveaux historiquement bas aux Etats-Unis et en Europe. Mais la solidarité et la capacité d’adaptation des équipes médicales ont permis de maintenir l’activité
L’année 2020 avait pourtant bien commencé. En janvier et février, l’Espagne, leader mondial des dons et greffes d’organes depuis près de trente ans, avait déjà fait mieux que sur les deux premiers mois de 2019 – année record. Puis le Covid-19 s’est abattu sur le pays et les chiffres se sont effondrés.
«Avant la pandémie, nous avions en moyenne sept donneurs et 16 greffes par jour. Au pire de la crise, nous avons connu plusieurs journées sans aucun donneur», témoigne Beatriz Domínguez-Gil, directrice de l’Organisation nationale des greffes (ONT). Entre le 13 mars et le 19 mai, la moyenne était tombée à quatre greffes quotidiennes.
La Suisse a importé des organes de France, de Suède et du RoyaumeUni et l’Espagne a réussi à faire venir une moelle osseuse d’Hawaï
Les pays les plus durement touchés par le Covid-19 ont tous connu ce trou d’air. Selon des données officielles, le nombre de greffes en Italie a reculé de près de 40% entre le 28 février et le 10 avril, par rapport à la même période de 2019. Et sur ces six mêmes semaines, la baisse du nombre de greffes a atteint 51,1% aux Etats-Unis et 90,6% en France, selon des chiffres publiés en mai dans le Lancet.
La saturation des hôpitaux et des unités de soins intensifs (USI) a naturellement été la cause principale de cette chute. C’est en effet dans les USI que sont prélevés les organes des donneurs, et que les patients greffés reçoivent les soins postopératoires.
Même quand les infrastructures le permettaient, de nombreux hôpitaux ont préféré suspendre temporairement leur activité. «Tout le monde était très prudent, car il y avait beaucoup d’inconnues sur la façon donc le Covid-19 pouvait affecter les donneurs et nos malades», observe Jim Kim, chirurgien spécialisé dans la greffe rénale au Keck Hospital de l’Université de Californie du Sud (USC). «A Los Angeles, nous avons tout arrêté à la mi-mars, et les deux semaines suivantes, nous n’avons quasiment réalisé aucune opération, sauf pour les urgences extrêmes», dit-il.
En Suisse, en revanche, «le pire a été évité», assure Franz Immer, directeur de Swisstransplant, la fondation nationale pour le don et la transplantation d’organes. Car si la Romandie et le Tessin croulaient sous les malades du Covid-19, les hôpitaux de Suisse alémanique, beaucoup moins touchés, «étaient entièrement disponibles», dit-il.
«Les Romands et les Tessinois étaient dans une situation tellement difficile qu’ils voulaient tout arrêter. Mais nous les avons convaincus de continuer, car nous avions toujours des donneurs et des organes», explique-t-il.
«Une entreprise titanesque»
Le principe de précaution adopté par de nombreux hôpitaux dans les premières semaines de la pandémie est compréhensible, selon Beatriz Domínguez-Gil. «Le prélèvement et la greffe d’organes sont déjà très complexes en temps normal, mais avec le Covid-19, c’est devenu une entreprise titanesque», souligne-t-elle.
Pour les prélèvements d’organes sur donneurs décédés, le dépistage du Covid-19 est indispensable, pour ne pas risquer de greffer un organe contaminé. Or, aux EtatsUnis, les tests ont fait cruellement défaut dans les premières semaines. «Nous avions des donneurs potentiels, mais les kits de dépistage n’étaient simplement pas disponibles», explique Jim Kim. «Et quand ils l’étaient, il fallait attendre quatre jours pour avoir le résultat» – un délai intenable pour les prélèvements d’organes, qui doivent être réalisés dans les vingtquatre heures. «C’était extrêmement frustrant», dit-il.
Se pose également le problème des risques encourus par les receveurs potentiels. Après l’opération – et pour le reste de leur vie – les personnes greffées reçoivent un traitement immunosuppresseur, afin de diminuer l’activité du système immunitaire et d’éviter le rejet de l’organe greffé. Un traitement qui les rend extrêmement vulnérables aux infections.
Les équipes médicales ont donc procédé lentement, au cas par cas. En Espagne, même au pic de la crise, l’ONT «n’a jamais arrêté les programmes de greffes», précise sa directrice. Et si le dépistage des donneurs a pu être réalisé sans encombres, la saturation des hôpitaux n’a pas été sans conséquences.
«La situation est devenue tellement grave que nous avons dû demander aux hôpitaux de faire des choix, poursuit-elle. La priorité était d’opérer les patients en «urgence absolue» – ceux dont le risque de décès est imminent –, les patients en «situation grave», avec une espérance de vie courte sans greffe, et les patients qui ont du mal à trouver un donneur adéquat, comme les jeunes enfants.»
Solidarité «exemplaire»
En Suisse, les greffes de reins – considérées comme moins urgentes – ont été arrêtées le 17 mars, pour une durée d’un peu plus d’un mois, tandis que les greffes de coeur, de poumons et de foie se sont poursuivies à un rythme normal. Un système d’information quotidien a été mis en place pour que tous les acteurs du système soient au courant de la situation en temps réel. «Tous les jours à 6 heures du matin, les centres de greffes faisaient part de leurs disponibilités et les 14 hôpitaux où l’on pratique les prélèvements d’organes en USI indiquaient quelles étaient leurs ressources pour traiter les donneurs», précise Franz Immer.
L’échange d’informations et la solidarité entre hôpitaux, régions et pays ont également été «exemplaires», selon Abhinav Humar, directeur médical de l’Institut des greffes à l’Université de Pittsburgh.
Très peu touché par le Covid-19, son hôpital a fonctionné normalement – les greffes ont même augmenté en avril et en mai par rapport à l’an dernier. Par conséquent, ses services ont pu procéder à «plusieurs greffes de foie sur des patients dont la vie était en danger, en provenance d’autres hôpitaux situés dans des zones très touchées, comme New York», explique-t-il.
Les échanges internationaux sont également restés très actifs: la Suisse a importé des organes de France, de Suède et du Royaume-Uni – où ils ne pouvaient être utilisés faute de moyens – et l’Espagne a même réussi à faire venir une moelle osseuse d’Hawaï.
En Europe et aux Etats-Unis, les programmes de greffes sont aujourd’hui en voie de normalisation. L’Espagne compte entre quatre et cinq donneurs quotidiens et se rapproche des niveaux pré-pandémie. En France, l’Agence de biomédecine a annoncé que depuis la mi-mai «l’activité, toutes greffes confondues, était repartie à la hausse».
Difficile bilan des décès
Difficile en revanche d’établir un bilan des décès éventuels provoqués par la réduction du nombre de greffes. Le Pr Immer assure qu’il n’y a «pas eu de décès en liste d’attente hépatique au mois de mai» – à son grand étonnement. «Je craignais que le taux de mortalité ne double ou ne triple, mais les chiffres dont nous disposons montrent qu’il va rester stable.»
L’Agence française de biomédecine précise de son côté que «tous les patients dont l’état est le plus grave ont pu être greffés, excepté deux patients début avril».
En Espagne, l’ONT n’a pas encore constaté «d’augmentation de la mortalité sur les listes d’attente», observe Beatriz Domínguez-Gil. «Mais il est trop tôt pour le voir et je pense qu’il va y avoir un impact.»
Un autre défi attend désormais les médecins: regagner la confiance des patients. «Les gens sont très inquiets, remarque le professeur Kim. Ces derniers mois, quand nous appelions les patients sur liste d’attente pour leur annoncer que nous avions un organe disponible, nous leur expliquions aussi les risques. Beaucoup ont refusé l’opération.»
«Aujourd’hui, même si la situation s’est améliorée et que les conditions de sécurité semblent être réunies, les gens continuent à refuser, dit-il. Nous ne les forçons pas. Le Covid-19 est toujours là. C’est normal d’être inquiet.» ▅