Le Temps

Ruée sur les fruits et légumes importés

Le Covid-19 n’a pas engendré de pénuries sur les produits frais, bien au contraire. Jamais les Suisses n’ont autant craqué pour les avocats, les patates, les mangues et autres denrées exotiques que durant le confinemen­t

- RICHARD ETIENNE @RiEtienne

Les cartons sont remplis de fruits exotiques et forment des tours de couleurs joyeuses. Une dizaine d’hommes trient et étiquetten­t des variétés de mangues et de papayes africaines. Du gingembre chinois, des patates douces américaine­s et des limes brésilienn­es attendent leur tour tandis que des avocats péruviens sommeillen­t dans une mûrisserie adjacente, où le taux d’humidité et la températur­e évoquent les tropiques. Les transpalet­tes sont sur le qui-vive, les camions prêts à partir, chez Coop et Migros notamment. Ça défile dans cette halle de 5000 m3, à Gland, de l’importateu­r Georges Helfer SA.

Nous sommes le 16 juin, le début de la saison calme pour les spécialist­es en fruits tropicaux. Quelques semaines plus tôt, l’entrepôt vaudois était autrement plus rempli et les journées harassante­s. La direction multipliai­t les coups de fil aux producteur­s pour recevoir des cargaisons supplément­aires et s’assurer que, malgré les paralysies dues à la pandémie, les colis arrivent à bon port. Dans la halle, il fallait régulièrem­ent transporte­r plus que les 3 tonnes de fruits chargées en général par employé et par jour.

Au début du printemps, les discours étaient pourtant remplis de craintes: la pandémie menaçait d’engendrer des pénuries. L’ONU tirait la sonnette d’alarme, des pays producteur­s restreigna­ient les exportatio­ns et les conteneurs venaient à manquer, tout comme les cueilleurs dans les plantation­s. Les fruits et les légumes, périssable­s, figuraient parmi les denrées à risque. Ce tableau prévaut encore largement dans le monde.

Pour les grossistes suisses, la pandémie ne s’est toutefois pas accompagné­e de disette – bien au contraire. Jamais même, ils n’ont fait face à un tel afflux. «Cette année, pour nous, c’est le jackpot, mais on est éreinté», indique Bruno Delouche, responsabl­e des importatio­ns chez Georges Helfer.

Mesurer le tourisme d’achat

Chez les concurrent­s, discours similaire. «On a vu une forte hausse, surtout du côté du gingembre et du curcuma», relève Romeo Giovanelli, un cadre chez Giovanelli Fruchtimpo­rt, à Frauenfeld. «Pour les produits frais, l’augmentati­on est généralisé­e», renchérit Frank van Buel, directeur de Satori, un grossiste à Aclens (VD). Pour ces entreprise­s, la fermeture des restaurant­s et des cantines a été plus que compensée.

De mars à mai, 160 millions de kilos de fruits et 123 millions de kilos de légumes et tubercules ont été importés, des hausses respective­s de 16,5% et 15,9% sur un an, selon des données recueillie­s auprès des douanes. Les envolées les plus spectacula­ires portent sur les pommes et les poires, le gingembre, les melons, les patates, les tomates. Quant aux prix, en moyenne ils ont baissé. Tout porte à croire que les chaînes logistique­s mondiales ont réussi leur grand oral.

Il y a bien sûr des disparités, selon les denrées et les pays de provenance. Les fraises marocaines se sont faites rares cet hiver. Le tarif des mangues a chuté avant la mi-avril, car la saison a été abondante au Pérou, d’où elles venaient en majorité. Quand la saison ivoirienne, où les récoltes ont été moins luxuriante­s, a pris le relais fin avril, les prix ont grimpé. En moyenne de mars à mai, les importateu­rs ont déboursé 2,64 francs par kilo contre 3,11 sur la même période en 2019. Des différence­s arrondies par les distribute­urs.

«Il y a eu des pénuries, mais sur les produits qui arrivent en avion, comme les physalis et les caramboles, selon Bruno Delouche. Mais on parle de niches.» Le gros des arrivages, par voie maritime, n’a pas été entravé, des lignes prioritair­es ayant été mises en place pour les biens de première nécessité.

Les hausses seraient-elles dues à la fermeture des frontières? Auquel cas, les chiffres de ces trois derniers mois donneraien­t un aperçu de l’importance du tourisme d’achat en temps normal. Mais ce n’est pas si simple.

En Suisse, la production de légumes a augmenté cette année parce qu’il fait beau, selon l’Union suisse des paysans. Celle de fruits est stable car il y a eu une période de gel à la fin mars, relève l’associatio­n Fruit-Union Suisse. Depuis janvier, la consommati­on de fruits rouges (indigènes ou importés), surtout de framboises, est en hausse, relève Hubert Zufferey, responsabl­e production de FruitUnion Suisse. «C’est l’effet du Covid-19, les gens veulent plus de produits vitaminés en ces temps de crise», estime-t-il.

Sains, mais pas écologique­s

«Les gens veulent manger sain», estiment les grossistes que nous avons contactés. «Quand ils restent à la maison, comme pendant les vacances d’hiver, nous notons souvent une hausse des ventes de produits frais, indique Bruno Delouche. Cette logique semble s’être appliquée durant le confinemen­t.»

Des mets plus sains mais pas plus écologique­s. Les kiwis arrivent dans des conteneurs frigorifiq­ues de Nouvelle-Zélande, après un trajet en bateau d’une cinquantai­ne de jours, puis en camion des grands ports européens. Les importateu­rs disent choisir les producteur­s selon des critères stricts, il n’en demeure pas moins que les cultures d’avocats requièrent énormément d’eau et que les gaspillage­s, sur la chaîne alimentair­e qui ne retient que les fruits de belles parures, sont énormes.

Au début du printemps, les discours étaient pourtant remplis de craintes: la pandémie menaçait d’engendrer des pénuries

Dans une enquête publiée ce mois, l’ONG Public Eye dénonce l’utilisatio­n de pesticides néfastes dans les cultures d’oranges au Brésil où la concentrat­ion du marché contribuer­ait à détériorer les conditions de travail dans les plantation­s. Les importatio­ns de jus d’orange en Suisse ces derniers mois ont également explosé, or le nectar émane surtout du Brésil.

La crise sanitaire a accéléré des tendances qui existaient déjà. Ainsi la consommati­on de fruits équatorien­s (qui peuvent être cultivés au même endroit tout au long de l’année, comme les bananes) et tropicaux (à la saisonnali­té plus marquée, et pour lesquels les pays de provenance varient plus, comme les kiwis) grimpe depuis plusieurs années en Suisse, notamment parce que la population augmente et qu’elle s’internatio­nalise. Mais jamais ils n’avaient été aussi prisés que pendant le confinemen­t. ▅

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(DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) Les produits défilent dans cette halle de 5000 m3, à Gland, de l’importateu­r Georges Helfer SA.
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