Ruée sur les fruits et légumes importés
Le Covid-19 n’a pas engendré de pénuries sur les produits frais, bien au contraire. Jamais les Suisses n’ont autant craqué pour les avocats, les patates, les mangues et autres denrées exotiques que durant le confinement
Les cartons sont remplis de fruits exotiques et forment des tours de couleurs joyeuses. Une dizaine d’hommes trient et étiquettent des variétés de mangues et de papayes africaines. Du gingembre chinois, des patates douces américaines et des limes brésiliennes attendent leur tour tandis que des avocats péruviens sommeillent dans une mûrisserie adjacente, où le taux d’humidité et la température évoquent les tropiques. Les transpalettes sont sur le qui-vive, les camions prêts à partir, chez Coop et Migros notamment. Ça défile dans cette halle de 5000 m3, à Gland, de l’importateur Georges Helfer SA.
Nous sommes le 16 juin, le début de la saison calme pour les spécialistes en fruits tropicaux. Quelques semaines plus tôt, l’entrepôt vaudois était autrement plus rempli et les journées harassantes. La direction multipliait les coups de fil aux producteurs pour recevoir des cargaisons supplémentaires et s’assurer que, malgré les paralysies dues à la pandémie, les colis arrivent à bon port. Dans la halle, il fallait régulièrement transporter plus que les 3 tonnes de fruits chargées en général par employé et par jour.
Au début du printemps, les discours étaient pourtant remplis de craintes: la pandémie menaçait d’engendrer des pénuries. L’ONU tirait la sonnette d’alarme, des pays producteurs restreignaient les exportations et les conteneurs venaient à manquer, tout comme les cueilleurs dans les plantations. Les fruits et les légumes, périssables, figuraient parmi les denrées à risque. Ce tableau prévaut encore largement dans le monde.
Pour les grossistes suisses, la pandémie ne s’est toutefois pas accompagnée de disette – bien au contraire. Jamais même, ils n’ont fait face à un tel afflux. «Cette année, pour nous, c’est le jackpot, mais on est éreinté», indique Bruno Delouche, responsable des importations chez Georges Helfer.
Mesurer le tourisme d’achat
Chez les concurrents, discours similaire. «On a vu une forte hausse, surtout du côté du gingembre et du curcuma», relève Romeo Giovanelli, un cadre chez Giovanelli Fruchtimport, à Frauenfeld. «Pour les produits frais, l’augmentation est généralisée», renchérit Frank van Buel, directeur de Satori, un grossiste à Aclens (VD). Pour ces entreprises, la fermeture des restaurants et des cantines a été plus que compensée.
De mars à mai, 160 millions de kilos de fruits et 123 millions de kilos de légumes et tubercules ont été importés, des hausses respectives de 16,5% et 15,9% sur un an, selon des données recueillies auprès des douanes. Les envolées les plus spectaculaires portent sur les pommes et les poires, le gingembre, les melons, les patates, les tomates. Quant aux prix, en moyenne ils ont baissé. Tout porte à croire que les chaînes logistiques mondiales ont réussi leur grand oral.
Il y a bien sûr des disparités, selon les denrées et les pays de provenance. Les fraises marocaines se sont faites rares cet hiver. Le tarif des mangues a chuté avant la mi-avril, car la saison a été abondante au Pérou, d’où elles venaient en majorité. Quand la saison ivoirienne, où les récoltes ont été moins luxuriantes, a pris le relais fin avril, les prix ont grimpé. En moyenne de mars à mai, les importateurs ont déboursé 2,64 francs par kilo contre 3,11 sur la même période en 2019. Des différences arrondies par les distributeurs.
«Il y a eu des pénuries, mais sur les produits qui arrivent en avion, comme les physalis et les caramboles, selon Bruno Delouche. Mais on parle de niches.» Le gros des arrivages, par voie maritime, n’a pas été entravé, des lignes prioritaires ayant été mises en place pour les biens de première nécessité.
Les hausses seraient-elles dues à la fermeture des frontières? Auquel cas, les chiffres de ces trois derniers mois donneraient un aperçu de l’importance du tourisme d’achat en temps normal. Mais ce n’est pas si simple.
En Suisse, la production de légumes a augmenté cette année parce qu’il fait beau, selon l’Union suisse des paysans. Celle de fruits est stable car il y a eu une période de gel à la fin mars, relève l’association Fruit-Union Suisse. Depuis janvier, la consommation de fruits rouges (indigènes ou importés), surtout de framboises, est en hausse, relève Hubert Zufferey, responsable production de FruitUnion Suisse. «C’est l’effet du Covid-19, les gens veulent plus de produits vitaminés en ces temps de crise», estime-t-il.
Sains, mais pas écologiques
«Les gens veulent manger sain», estiment les grossistes que nous avons contactés. «Quand ils restent à la maison, comme pendant les vacances d’hiver, nous notons souvent une hausse des ventes de produits frais, indique Bruno Delouche. Cette logique semble s’être appliquée durant le confinement.»
Des mets plus sains mais pas plus écologiques. Les kiwis arrivent dans des conteneurs frigorifiques de Nouvelle-Zélande, après un trajet en bateau d’une cinquantaine de jours, puis en camion des grands ports européens. Les importateurs disent choisir les producteurs selon des critères stricts, il n’en demeure pas moins que les cultures d’avocats requièrent énormément d’eau et que les gaspillages, sur la chaîne alimentaire qui ne retient que les fruits de belles parures, sont énormes.
Au début du printemps, les discours étaient pourtant remplis de craintes: la pandémie menaçait d’engendrer des pénuries
Dans une enquête publiée ce mois, l’ONG Public Eye dénonce l’utilisation de pesticides néfastes dans les cultures d’oranges au Brésil où la concentration du marché contribuerait à détériorer les conditions de travail dans les plantations. Les importations de jus d’orange en Suisse ces derniers mois ont également explosé, or le nectar émane surtout du Brésil.
La crise sanitaire a accéléré des tendances qui existaient déjà. Ainsi la consommation de fruits équatoriens (qui peuvent être cultivés au même endroit tout au long de l’année, comme les bananes) et tropicaux (à la saisonnalité plus marquée, et pour lesquels les pays de provenance varient plus, comme les kiwis) grimpe depuis plusieurs années en Suisse, notamment parce que la population augmente et qu’elle s’internationalise. Mais jamais ils n’avaient été aussi prisés que pendant le confinement. ▅