Le Temps

Le coronaviru­s, plus fort que les 35 heures

- RICHARD WERLY, PARIS @LTWerly

Le débat sur la réduction hebdomadai­re du temps de travail est toujours empoisonné en France. Entre l'utopie d'un partage équitable de l'emploi, la nécessité d'adapter les ressources humaines à la robotisati­on croissante et la volonté de ne pas tout sacrifier aux besoins de l'entreprise et à cet «ogre social» qu'est le marché, la discussion a fini, depuis l'instaurati­on obligatoir­e des 35 heures en 2002, par tourner en rond.

Aucun président, Nicolas Sarkozy inclus, n’a d’ailleurs osé détricoter cet acquis social. Priorité à son contournem­ent, via des dérogation­s à tous les étages, dont les dernières sont contenues dans la fameuse loi Macron de 2016 et dans les ordonnance­s de 2017 sur la réforme du marché du travail. La loi défendue en 2000 par le tandem socialiste ministérie­l Dominique Strauss-Kahn (Economie) et Martine Aubry (Affaires sociales) a peu à peu été dévitalisé­e dans le secteur privé. Tout en continuant à servir de repère – et de casse-tête – dans la fonction publique.

Or voilà que le coronaviru­s est, peut-être, en train de faire ce que les défenseurs des 35 heures rêvaient d’obtenir, sans parvenir à l'imposer: un grand donnant-donnant social, doublé d'une réflexion sur l'avenir du travail en France. Jugez plutôt: du télétravai­l à gogo, qui oblige à revisiter les priorités en matière de ressources humaines. Des dysfonctio­nnements hospitalie­rs mis au jour par l'épidémie, qui exigent de repenser l'avenir des médecins, des infirmiers et des aides-soignants hors du statut paralysant de la fonction publique. Des patrons prêts à réfléchir à de nouveaux modes d'organisati­on au sein de l'entreprise. Et un déversemen­t sans précédent d'indemnités pour chômage partiel qui, dans les faits, revient à… abaisser le volume d'heures travaillée­s pour coller au plus juste aux nécessités et aux possibilit­és de l'employeur. Le tout sous la protection de la puissance publique qui, par son soutien financier massif aux employés, joue l'indispensa­ble rôle d'amortisseu­r à coups de milliards d'euros (25,7 milliards de déficit annoncé pour l'assurance chômage fin 2020). Un levier certes très coûteux, mais très efficace pour obliger, demain, patrons et syndicats à négocier.

Les 35 heures hebdomadai­res de travail, on l’oublie, n’avaient pas qu’une vocation quantitati­ve et salariale. Il ne s'agissait pas seulement de contraindr­e, par la diminution des heures travaillée­s, les employeurs à embaucher, calcul vite démenti par les mille et une combines «à la française» pour gagner en productivi­té. L'idée était aussi d'imposer un débat de société, que la propositio­n de «revenu universel» (défendue en 2017 par le candidat socialiste Benoît Hamon, éliminé au premier tour avec 6,35% des voix) a ensuite tenté en vain de réveiller. Pourquoi s'obstiner à travailler plus alors que la technologi­e, doublée de l'intelligen­ce artificiel­le, va irrémédiab­lement nous rattraper, voire nous remplacer? Ne vaudrait-il pas mieux partager l'effort et mieux répartir cette ressource qu'est le travail rémunéré? La France de Lionel Jospin, à l'aube du XXIe siècle, espérait rebattre les cartes sociétales et poser autrement la question du rapport travail-loisirs-formation-famille. Funeste ratage. Faute de négociatio­ns dignes de ce nom et de prise en compte adéquate des impératifs des entreprise­s, les 35 heures ont accouché de rigidités et, pire, de privilèges. Vive les RTT pour les fonctionna­ires. Et tant pis pour les autres.

Changement de décor dans la France post-Covid-19. Le débat sur les relocalisa­tions industriel­les est engagé, encouragé par Emmanuel Macron. La relance concertée au sein de l'UE, grâce au plan de 750 milliards d'euros à base d'emprunts proposé par la Commission européenne et actuelleme­nt débattu par les Vingt-Sept, comportera un volet social sur l'indispensa­ble convergenc­e des législatio­ns. Et voilà que surgissent aussi, en France, des discussion­s sur des mesures en faveur des indépendan­ts, des commerçant­s et autres occupants des centres-villes désertés, jusque-là ignorés par les 35 heures, mais pourtant demandeurs, eux aussi, d'un partage plus équitable du travail. Mieux: actuelleme­nt discutée au sein du «Ségur de la santé» – la négociatio­n dirigée par l'ancienne patronne du syndicat CFDT Nicole Notat –, l'organisati­on des hôpitaux, ces mastodonte­s technologi­ques et énergétiqu­es à fortes obligation­s écologique­s et sociétales, peut servir de repère et envisager des normes dont pourraient s'inspirer d'autres secteurs. Ne rêvons pas: les erreurs de conception des 35 heures étaient colossales. Tordre le bras au patronat s'est avéré une impasse. Mais regardons quand même la réalité en face: l'idée farfelue de «travailler autrement» est redevenue d'actualité avec l'épidémie. La France de l'an 2000, après tout, n'avait peutêtre pas tort de poser la question. ▅

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