Le coronavirus, plus fort que les 35 heures
Le débat sur la réduction hebdomadaire du temps de travail est toujours empoisonné en France. Entre l'utopie d'un partage équitable de l'emploi, la nécessité d'adapter les ressources humaines à la robotisation croissante et la volonté de ne pas tout sacrifier aux besoins de l'entreprise et à cet «ogre social» qu'est le marché, la discussion a fini, depuis l'instauration obligatoire des 35 heures en 2002, par tourner en rond.
Aucun président, Nicolas Sarkozy inclus, n’a d’ailleurs osé détricoter cet acquis social. Priorité à son contournement, via des dérogations à tous les étages, dont les dernières sont contenues dans la fameuse loi Macron de 2016 et dans les ordonnances de 2017 sur la réforme du marché du travail. La loi défendue en 2000 par le tandem socialiste ministériel Dominique Strauss-Kahn (Economie) et Martine Aubry (Affaires sociales) a peu à peu été dévitalisée dans le secteur privé. Tout en continuant à servir de repère – et de casse-tête – dans la fonction publique.
Or voilà que le coronavirus est, peut-être, en train de faire ce que les défenseurs des 35 heures rêvaient d’obtenir, sans parvenir à l'imposer: un grand donnant-donnant social, doublé d'une réflexion sur l'avenir du travail en France. Jugez plutôt: du télétravail à gogo, qui oblige à revisiter les priorités en matière de ressources humaines. Des dysfonctionnements hospitaliers mis au jour par l'épidémie, qui exigent de repenser l'avenir des médecins, des infirmiers et des aides-soignants hors du statut paralysant de la fonction publique. Des patrons prêts à réfléchir à de nouveaux modes d'organisation au sein de l'entreprise. Et un déversement sans précédent d'indemnités pour chômage partiel qui, dans les faits, revient à… abaisser le volume d'heures travaillées pour coller au plus juste aux nécessités et aux possibilités de l'employeur. Le tout sous la protection de la puissance publique qui, par son soutien financier massif aux employés, joue l'indispensable rôle d'amortisseur à coups de milliards d'euros (25,7 milliards de déficit annoncé pour l'assurance chômage fin 2020). Un levier certes très coûteux, mais très efficace pour obliger, demain, patrons et syndicats à négocier.
Les 35 heures hebdomadaires de travail, on l’oublie, n’avaient pas qu’une vocation quantitative et salariale. Il ne s'agissait pas seulement de contraindre, par la diminution des heures travaillées, les employeurs à embaucher, calcul vite démenti par les mille et une combines «à la française» pour gagner en productivité. L'idée était aussi d'imposer un débat de société, que la proposition de «revenu universel» (défendue en 2017 par le candidat socialiste Benoît Hamon, éliminé au premier tour avec 6,35% des voix) a ensuite tenté en vain de réveiller. Pourquoi s'obstiner à travailler plus alors que la technologie, doublée de l'intelligence artificielle, va irrémédiablement nous rattraper, voire nous remplacer? Ne vaudrait-il pas mieux partager l'effort et mieux répartir cette ressource qu'est le travail rémunéré? La France de Lionel Jospin, à l'aube du XXIe siècle, espérait rebattre les cartes sociétales et poser autrement la question du rapport travail-loisirs-formation-famille. Funeste ratage. Faute de négociations dignes de ce nom et de prise en compte adéquate des impératifs des entreprises, les 35 heures ont accouché de rigidités et, pire, de privilèges. Vive les RTT pour les fonctionnaires. Et tant pis pour les autres.
Changement de décor dans la France post-Covid-19. Le débat sur les relocalisations industrielles est engagé, encouragé par Emmanuel Macron. La relance concertée au sein de l'UE, grâce au plan de 750 milliards d'euros à base d'emprunts proposé par la Commission européenne et actuellement débattu par les Vingt-Sept, comportera un volet social sur l'indispensable convergence des législations. Et voilà que surgissent aussi, en France, des discussions sur des mesures en faveur des indépendants, des commerçants et autres occupants des centres-villes désertés, jusque-là ignorés par les 35 heures, mais pourtant demandeurs, eux aussi, d'un partage plus équitable du travail. Mieux: actuellement discutée au sein du «Ségur de la santé» – la négociation dirigée par l'ancienne patronne du syndicat CFDT Nicole Notat –, l'organisation des hôpitaux, ces mastodontes technologiques et énergétiques à fortes obligations écologiques et sociétales, peut servir de repère et envisager des normes dont pourraient s'inspirer d'autres secteurs. Ne rêvons pas: les erreurs de conception des 35 heures étaient colossales. Tordre le bras au patronat s'est avéré une impasse. Mais regardons quand même la réalité en face: l'idée farfelue de «travailler autrement» est redevenue d'actualité avec l'épidémie. La France de l'an 2000, après tout, n'avait peutêtre pas tort de poser la question. ▅