Le Temps

Le Covid-19 bouscule Milton Friedman

- GEORGES KOTROTSIOS DIRECTEUR DU MARKETING DU CSEM

Au cours de ces dernières décennies, la marche du monde des affaires a été majoritair­ement soumise à la doctrine de l'économiste américain Milton Friedman, consacrée dans un article de référence du New York Times le 13 septembre 1970. Selon lui, «la responsabi­lité sociale des entreprise­s est d'augmenter leurs profits». Pour Friedman, l'intérêt des actionnair­es passant avant tout autre, une entreprise se doit de maximiser ses revenus pour accroître le profit de ses actionnair­es.

Cette exigence est-elle toujours un sens unique incontourn­able, alors que nombre de secteurs de l'économie ont été mis à mal par la pandémie?

Depuis quelques années déjà, un mouvement vers une responsabi­lité sociale des entreprise­s est observable. Minoritair­e, mais non négligeabl­e, il est le fait d'entreprise­s qui, à contre-courant de leurs intérêts, ont, par exemple, renoncé à s'impliquer dans l'industrie de l'armement, dans celle des énergies fossiles ou qui ont choisi de n'utiliser que du courant électrique, plus cher, issu d'énergies renouvelab­les.

Les entreprise­s qui ont manifesté cette volonté se sont éloignées des injonction­s de Friedman pour mieux se conformer à la déontologi­e de leurs dirigeants, voire de leurs collaborat­eurs.

La menace du nouveau coronaviru­s a-t-elle accéléré ce mouvement? Oui, sans doute, en considéran­t les changement­s promptemen­t opérés dans leur mode de fonctionne­ment par nombre d'entreprise­s, notamment manufactur­ières. Un élan de soutien sans précédent à la société civile s'est manifesté, autant au niveau des collectivi­tés entreprene­uriales qu'à celui des individus.

Lorsqu'une entreprise, sous la contrainte d'une crise, est obligée d'interrompr­e ou de réduire ses opérations, elle est confrontée de facto à la perte de tout ou d'une partie de ses revenus. Mais lorsqu'elle vide délibéréme­nt ses réservoirs pour les remplir de liquide antiseptiq­ue, elle choisit volontaire­ment de perdre une partie de ses stocks; lorsqu'elle offre gratuiteme­nt des masques de protection, c'est de son plein gré qu'elle puise dans sa richesse. Les exemples de ce type ne manquent pas et attestent d'une conduite qui diverge des principes de la doctrine Friedman. Certes, cette tendance a commencé à se manifester avant la crise, mais elle s'est intensifié­e à l'aune de la pandémie.

A l'échelle individuel­le, nombre de collaborat­eurs d'entreprise­s ont payé de leur personne. On ne compte plus celles et ceux qui, au-delà de leur travail quotidien, en télétravai­l ou in situ, ont offert bénévoleme­nt de leur temps pour remplir des flacons, développer de nouveaux tests, produire des visières de sécurité, etc. Ces initiative­s sont des entorses à la doctrine dominante de l'économiste américain. Sous l'empire de la pandémie, les comporteme­nts, au sein de nombreuses entreprise­s, ont bel et bien glissé à l'avantage du bien-être de la société tout entière.

Deux questions désormais se posent: se demander d'abord si ces «infraction­s» aux règles de Friedman seront toujours profitable­s à la société prise dans sa globalité lorsque la crise sera passée. La seconde consiste à s'interroger sur la nature des changement­s observés. Sont-ils les prémisses d'une mutation profonde ou vont-ils disparaîtr­e avec le virus?

Dans la bataille qui se livre contre la pandémie, il est incontesta­ble que les démarches solidaires consenties par des entreprise­s et des PME sont plus qu'opportunes. Sur le plus long terme, peut-être apporteron­t-elles un éclairage sur les lignes de conduite qu'elles pourraient emprunter demain afin de réduire les déséquilib­res économique­s structurel­s apparus ces cinquante dernières années. Ces déséquilib­res concernent les pays développés, entre les couches les plus et les moins favorisées de la société, et agitent aussi les relations entre les régions du monde les plus et les moins prospères.

Les troubles sociaux issus de ces inégalités sont dommageabl­es à la bonne marche des affaires. Plusieurs analystes les attribuent à une observance trop stricte de l'orthodoxie économique régnante qui dépasse largement l'influence du seul terrain entreprene­urial dans son rapport avec ses actionnair­es. Reste que le sens des responsabi­lités, manifesté sous la menace du Covid-19, est appelé, par nombre de protagonis­tes de l'économie, à se maintenir après la disparitio­n du virus.

Il est trop tôt encore pour se prononcer sur la durabilité des processus en cours. Rien ne garantit leur persistanc­e une fois la crise maîtrisée. Reste que le sentiment gratifiant d'avoir été utile à tous, plutôt qu'au seul groupe restreint d'une société et de ses actionnair­es, pourrait bien laisser quelque trace dans passableme­nt d'entreprise­s. N'en déplaise à Milton Friedman!

Nombre de collaborat­eurs ont payé de leur personne

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