Le Covid-19 bouscule Milton Friedman
Au cours de ces dernières décennies, la marche du monde des affaires a été majoritairement soumise à la doctrine de l'économiste américain Milton Friedman, consacrée dans un article de référence du New York Times le 13 septembre 1970. Selon lui, «la responsabilité sociale des entreprises est d'augmenter leurs profits». Pour Friedman, l'intérêt des actionnaires passant avant tout autre, une entreprise se doit de maximiser ses revenus pour accroître le profit de ses actionnaires.
Cette exigence est-elle toujours un sens unique incontournable, alors que nombre de secteurs de l'économie ont été mis à mal par la pandémie?
Depuis quelques années déjà, un mouvement vers une responsabilité sociale des entreprises est observable. Minoritaire, mais non négligeable, il est le fait d'entreprises qui, à contre-courant de leurs intérêts, ont, par exemple, renoncé à s'impliquer dans l'industrie de l'armement, dans celle des énergies fossiles ou qui ont choisi de n'utiliser que du courant électrique, plus cher, issu d'énergies renouvelables.
Les entreprises qui ont manifesté cette volonté se sont éloignées des injonctions de Friedman pour mieux se conformer à la déontologie de leurs dirigeants, voire de leurs collaborateurs.
La menace du nouveau coronavirus a-t-elle accéléré ce mouvement? Oui, sans doute, en considérant les changements promptement opérés dans leur mode de fonctionnement par nombre d'entreprises, notamment manufacturières. Un élan de soutien sans précédent à la société civile s'est manifesté, autant au niveau des collectivités entrepreneuriales qu'à celui des individus.
Lorsqu'une entreprise, sous la contrainte d'une crise, est obligée d'interrompre ou de réduire ses opérations, elle est confrontée de facto à la perte de tout ou d'une partie de ses revenus. Mais lorsqu'elle vide délibérément ses réservoirs pour les remplir de liquide antiseptique, elle choisit volontairement de perdre une partie de ses stocks; lorsqu'elle offre gratuitement des masques de protection, c'est de son plein gré qu'elle puise dans sa richesse. Les exemples de ce type ne manquent pas et attestent d'une conduite qui diverge des principes de la doctrine Friedman. Certes, cette tendance a commencé à se manifester avant la crise, mais elle s'est intensifiée à l'aune de la pandémie.
A l'échelle individuelle, nombre de collaborateurs d'entreprises ont payé de leur personne. On ne compte plus celles et ceux qui, au-delà de leur travail quotidien, en télétravail ou in situ, ont offert bénévolement de leur temps pour remplir des flacons, développer de nouveaux tests, produire des visières de sécurité, etc. Ces initiatives sont des entorses à la doctrine dominante de l'économiste américain. Sous l'empire de la pandémie, les comportements, au sein de nombreuses entreprises, ont bel et bien glissé à l'avantage du bien-être de la société tout entière.
Deux questions désormais se posent: se demander d'abord si ces «infractions» aux règles de Friedman seront toujours profitables à la société prise dans sa globalité lorsque la crise sera passée. La seconde consiste à s'interroger sur la nature des changements observés. Sont-ils les prémisses d'une mutation profonde ou vont-ils disparaître avec le virus?
Dans la bataille qui se livre contre la pandémie, il est incontestable que les démarches solidaires consenties par des entreprises et des PME sont plus qu'opportunes. Sur le plus long terme, peut-être apporteront-elles un éclairage sur les lignes de conduite qu'elles pourraient emprunter demain afin de réduire les déséquilibres économiques structurels apparus ces cinquante dernières années. Ces déséquilibres concernent les pays développés, entre les couches les plus et les moins favorisées de la société, et agitent aussi les relations entre les régions du monde les plus et les moins prospères.
Les troubles sociaux issus de ces inégalités sont dommageables à la bonne marche des affaires. Plusieurs analystes les attribuent à une observance trop stricte de l'orthodoxie économique régnante qui dépasse largement l'influence du seul terrain entrepreneurial dans son rapport avec ses actionnaires. Reste que le sens des responsabilités, manifesté sous la menace du Covid-19, est appelé, par nombre de protagonistes de l'économie, à se maintenir après la disparition du virus.
Il est trop tôt encore pour se prononcer sur la durabilité des processus en cours. Rien ne garantit leur persistance une fois la crise maîtrisée. Reste que le sentiment gratifiant d'avoir été utile à tous, plutôt qu'au seul groupe restreint d'une société et de ses actionnaires, pourrait bien laisser quelque trace dans passablement d'entreprises. N'en déplaise à Milton Friedman!
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Nombre de collaborateurs ont payé de leur personne